Au détour d'une tente [lune 147]

Après la soirée face au feu et aux brochettes de John, les deux groupes s'étaient plutôt bien entendus et les tentes avaient été dressées non loin les unes des autres...

Comme à son habitude, Onze avait passé le début de sa journée pendue à sa radio, puis la jeune femme était partie à la recherche d'eau et de denrées avec ses compagnons.

A son retour, en fin d'après midi, elle se décida à lier plus amples connaissances avec les nouveaux venus, et son choix se porta d'abord sur le plus énigmatique d'entre eux, Henri.
Cigarette à la bouche et démarche nonchalante, elle finit par le débusquer non loin de sa tente. Elle lui adressa d'abord un sourire ravi, avant de lui tendre son paquet de cigarettes :

'lut. J'te dérange pas ? Une clope ?

Sans chercher à se cacher, elle détailla l'homme, un immuable sourire aux lèvres...

On t'a pas vraiment entendu hier. T'es timide ? Ou tu connais pas notre langue ? T'as mal à la gorge ? C'est une mode dans votre groupe peut être de se taire ? Hein ? Faut dire que Matthias vous rattrape aussi !

Elle se mit alors à rire et finit par s'assoir aux côtés de son interlocuteur...

Henri était assis dans sa tente depuis le matin. Il n'en était sorti qu'un instant, pour récupérer de quoi boire et s'alimenter un petit peu. Cette journée lui était longue et difficile : perdu dans une torpeur d'épuisement, il écarta les doigts de sa main droite... Ils tremblaient...

Il se promit de prendre une pilule ce soir, de dormir : il était temps, il en avait besoin...
Inconsciemment, il frotta ses mains l'une contre l'autre, essayant de dissiper ainsi l'astérixis rebelle...

Dehors, le soleil était en train de baisser. Le temps pour lui de sortir, d'abandonner la moiteur de sa tente. Il sortit alors de celle-ci, se leva, et étira son cou ainsi que ses jambes engourdies par la station assise. Il jeta un coup d'oeil circulaire : chacun vaquait à ses occupations.Il prit alors son sac à dos, se dirigea non loin de là, vers un rocher tout proche, pour profiter de son ombre protectrice. une fois abrité, il ouvrit son sac, y chercha une petite boite métallique gravée de ses initiales. Il l'agita machinalement, et défit le couvercle. Elle renfermait une demie-douzaine de petits comprimés blancs. C'était bien peu...

Soudain, il sentit comme une présence approcher, précédée de vague odeur nicotinique. Il referma rapidement sa boite, et la plongea d'un trait dans son sac, tel un gamin pris en flagrant-délit de chapardage.

Il connaissait cette odeur. Onze... Il se retourna, plissa les yeux, ébloui. Elle se tenait devant lui, nonchalamment, le buste légèrement en avant. Elle s'approcha, et lui tendit un paquet de clopes.

Il passa ses doigts dans les cheveux, les repoussant vers l'arrière, dévoilant un regard particulièrement vide. Puis, sans dire mot, saisit une cigarette blonde gentiment proposée, et l'invita à s'asseoir à coté de lui d'un geste de la main.
Alors qu'il récupérait dans sa veste la boite d'allumettes offerte la veille, Onze prit la parole :

"On t'a pas vraiment entendu hier. T'es timide ? Ou tu connais pas notre langue ? T'as mal à la gorge ? C'est une mode dans votre groupe peut être de se taire ? Hein ? Faut dire que Matthias vous rattrape aussi ! "

Sans tourner la tête, Henri esquissa un sourire un coin. Puis alluma sa cigarette. Il prit le temps d'inspirer une grande bouffée tabagique, puis la souffla doucement. A coté de lui, la jeune femme continuait de l'observer.
Il dévia alors son regard, qui perdit à ce moment toute son absence et sa vacuité

"Timide, moi ? Non...
Disons que c'est une question d'éducation... Moins on en dit, moins on éveille l'attention, moins on attire les problèmes."

Il fixa alors son interlocutrice. Sur son visage longiligne et régulier courrait de frêles mèches brunes, retenues là par la sueur de la longue journée passé. Une cigarette consumée au trois-quart était négligemment pincée par des lèvres fines et pâles. Cette femme transpirait la désinvolture, et le détachement.
Il tira une nouvelle latte et reprit de sa voix calme et lente :

"...Alors que le silence amène souvent de bonnes surprises... Si je ne m'étais pas tu hier, ta curiosité ne t'aurais pas poussée à venir ici. Et je ne serai pas en train de fumer cette cigarette si gentiment proposée."

Un discret sourire déforma sa bouche

"Au fait, je ne t'ai pas remerciée pour la boite d'allumette... Onze, c'est ça ?"

Ouais... Onze. Onze heures Trente pour être précise. Pas Midi moins l'Quart hein, on m'a déjà fait la blague !

Elle sourit à nouveau puis s'alluma une nouvelle cigarette...

Les allumettes, ça m'fait plaisir. Et puis ça sert toujours, surtout la nuit. Et ça à l'air d'être ton truc la nuit, non ? J'dis ça parce qu'hier soir, en rev'nant d'une ballade après le diner, j'ai cru voir bouger vers ta tente... J'me trompe peut-être.

La jeune femme posa sur lui ses grands yeux bruns, dans lesquels brillaient une étrange lueur d'intérêt. L'air faussement angélique, elle finit par lui demander :

Et euh... Ca te dérange pas si je reste un peu avec toi ?

Tu... Tu m'intrigues. Ton côté mystérieux surement. Ca te donne un genre plutôt sympa en fait, un peu séducteur qui s'ignore... ou pas.

Onze regarda Henri, levant un sourcil interrogateur avant d'éclater de rire...

A ces quelques mots enveloppés d'un intérêt valorisant, Henri sourit doucement. Une pointe d'ironie teintée d'ambiguité trainait dans ses pensées : lui, qui, par sa discrétion, essayait de passer inaperçu, le voilà qu'il devenait victime de la curiosité de la jeune et désinvolte Onze.

Il saisit lentement la cigarette qui mourrait entre ses lèvres, et l'envoya d'une pichenette valser au creux d'une dune.
Il sentait le regard de la jeune femme posé sur lui, l'évaluant, l'observant, le jaugeant. Cela entraina un sentiment contradictoire en son moi intérieur. Autant il avait du mal à être la cible d'une attention si particulière, autant ressentait-il une impression étrange à cet instant : celle de la proie attendant la morsure du chasseur, la considérant peut-etre plus douce et agréable que la fuite.

Les yeux mi-clos, le menton posé contre son torse, il répondit posément :

" Non, reste, je t'en prie... Cela fait longtemps que je n'ai pas eu l'occasion de parler avec quelqu'un... Les grandes conversations se font toujours autour du feu : je n'y suis pas à l'aise, comme tu as du t'en rendre compte. Alors, pour une fois que l'on me propose une entrevue en comité réduit, je ne vais pas la bouder..."

Au loin, le soleil était en train de disparaitre derrière l'horizon. Au fur et à mesure de la descente de l'astre du jour, Henri semblait se libérer d'un carcan invisible. Il releva la tête, la dégageant de son profond col de pardessus. Puis saisit dans une de ses poches sa montre-gousset, qu'il regarda satisfait.

Alors, son attention se recentra sur son interlocutrice, posant ses yeux gris grand sur elle.

"Onze heures Trente. Quel drôle de nom ... Une demie-heure avant minuit. Cela est au moins aussi mystérieux que mon mutisme, et probablement aussi séducteur..." dit-il en souriant

"Que fait une demoiselle comme toi dans ce désert ? Visiblement pas un commerce de tabac, vu que tu les offres."

Pourquoi une demie-heure avant minuit ? Ca pourrait être avant midi non ? C'est ton attirance pour la fin du jour qui te fait dire ça ? Hum, c'est amusant. Tu es le premier à faire un lien entre mon nom et la nuit...

Inconsciemment ou non, elle leva les yeux vers le ciel, observant quelques instants les étoiles naissantes, un pâle sourire aux lèvres. Elle secoua doucement la tête, comme pour chasser une pensée désagréable, masquant ainsi de ses boucles brunes les traits de son visage...

J'ai fui IronWood. Je n'y suis pas restée longtemps pourtant. Mais je ne pouvais plus y vivre.

Pour la première fois, la voix de Onze trahissait sa tristesse. Les intonations, plus lentes, plus graves, dénotaient une profonde douleur qu'elle ne cherchait pas à masquer. Sa main se posa sur la plaque qu'elle portait au cou...

Disons que maintenant j'aspire à une vie moins compliquée... Plus libérée, sans contraintes. Profiter de chaque moment. Tu vois ce que je veux dire ?

La tête toujours baissée, elle s'alluma une cigarette, ramenant contre sa poitrine ses genoux, qu'elle entoura de son bras libre...

"Pourquoi avant minuit ?
Je ne sais pas... C'est ce que j'ai pensé : une simple intuition... Ou peut-être juste une envie ..."

Henri observa alors la jeune femme. Pour la première fois, elle semblait sortir de sa désinvolture, et témoignait par son attitude d'une faiblesse profonde et enfouie, cristalline, presque touchante. Elle dégageait une impression étrange, loin de son détachement habituel, comme si une marée de doute et de tristesse prenait possession de son âme. Elle fit alors un geste qui le saisit : secouer ses cheveux pour dissimuler ses yeux. Elle se protégeait...

Lui, juste à côté, ne bougeait pas, restait silencieux, écoutant les mots qu'elle désirait lui dévoiler. Il lui sembla, peut-être à tort, qu'elle lui offrait sa confiance, en se révélant ainsi, par ces quelques phrases.

Il fut pris de curiosité lorsqu'elle toucha deux petites plaques métalliques pendues à son cou. Il essaya de se baisser, pour tenter d'y lire discrètement quelques mots ; sans grand succès, dissimulées qu'elles étaient par ses mains fines.

Il se tut quelques instants, et répondit, posément :

"Oui, je comprends...
Tout le monde aspire à la tranquillité et à une vie simple. Même si cela est parfois plus risqué"

Il posa sa voix quelques secondes, et continua :

"C'est une des raisons qui m'ont aussi poussé à aller Dehors... Ca, et le fait que l'on avait plus besoin de moi..."

Ses derniers mots se teintèrent d'une émotion particulière, inhabituelle pour Henri. Sa voix se voila, pour cacher une mélancolie débutante. Ses yeux se troublèrent... Il lança alors doucement :

"M'offrerais-tu une nouvelle cigarette ?"

La jeune femme releva doucement la tête. Elle se recoiffa distraitement et fouilla dans son sac à la recherche d'un nouveau paquet de cigarettes. Vu le nombre incalculable qu'elle transportait avec elle, Onze put rapidement en offrir une à Henri :

Tiens. Tu veux un paquet ? Comme ça, tu pourras fumer quand t'veux. Sauf si tu préfères venir me demander, ça fait toujours une bonne excuse pour m'approcher !

Onze avait retrouvé sa jovialité, du moins en apparence. Comme pour s'excuser de sa provocation, elle adressa un sourire presque timide à l'homme, avant de s'allonger à ses côtés dans le sable, paupières mi-closes. Durant quelques secondes, la jeune femme s'amusa à faire des ronds de fumée avant de lâcher :

'Fin bref... Faut pas vivre dans le passé, ça ne mène pas à grand chose je crois. Et puis la...

Elle ne put achever sa phrase. Prise d'une violente quinte de toux, Onze se recroquevilla dans le sable, ses mains masquant sa bouche jusqu'à ce que la crise soit passée. Elle en ressortit plus pâle, les yeux étrangement brillants et un air contrit peint sur son visage. Elle grogna, plus pour elle-même que pour Henri :

Saloperie...

Dans un geste hésitant, elle retourna les paumes de ses mains vers elle, découvrant une nouvelle fois une fine constellation de tâches ensanglantées...

Henri saisit la cigarette tendue du bout des doigts, et la mit à sa bouche. Alors qu'il l'allumait, la douce lueur du bâtonnet soufré révéla un sourire timidement charmeur.

"Non, je ne t'en prends qu'une... merci..."

Il s'enroula alors dans son pardessus sombre, et posa la tête sur le sable, les yeux dans les étoiles. Il inspira lentement la fumée nicotinique, et la souffla longuement, profitant du moment. La nuit aidant, il était décidemment beaucoup plus à son aise, serein.

Soudain, une quinte de toux violente déchira le silence ambiant. D'un trait, il se releva, posant sur Onze un regard aussi vif qu'inquiet. Elle fut secouer de quelques spasmes, ses mains convulsivement placées sur sa bouche. Au bout de quelques secondes, un calme lourd revint. Elle jura, écartant doucement les paumes de son visage. Une pâleur inquiétante en avait pris possession. Le faible de la lune faisait ressortir des yeux creusés et cernés.

Henri se figea, saisit ses mains de manière assez ferme. Une expression troublée sur le visage, il dit d'une voix faible

"Mais... Tu saignes..?"

Oui...

Elle avait répondu avec lassitude, comme si pour elle il s'agissait d'une évidence. S'emparant d'une gourde, Onze but une longue gorgée d'eau puis imbiba un tissu du précieux liquide pour essuyer ses lèvres et débarrasser ses mains des tâches rougeâtres, un air de dépit sur le visage...

T'as rien à craindre. Ca fait des années que j'traine ça. Les médecins m'avaient fait plein d'examens à l'époque, j'ai chopé un truc aux poumons. Je ne sais plus vraiment l'nom, mais c'est incurable. Le seul truc positif c'est q'c'est pas contagieux.

Onze posa alors sur Henri un regard interrogateur, cherchant sur le visage de l'homme les signes d'un quelconque dégout naissant envers elle...

T'aurais pas dû voir ça, désolé. Moi je vis avec, ça m'fait pas peur, c'est même une motivation en fait. J'sais que j'ai pas 40 ans d'vant moi, alors ça me pousse à profiter de tout tu vois. T'façon, au final, on mourra tous. Moi avant certains, c'est tout.

Calmement, elle dévoilait les bases de sa philosophie. Condamnée mais pas vaincue, elle tirait de sa maladie une certaine force, et une bonne partie de son attitude provocante et désinvolte en découlait également...

Elle tenta un sourire, toujours soucieuse des réactions de son compagnon. Hésitante, elle avança sa main fine vers le visage et lui caressa la joue avec une infinie délicatesse :

Est-ce que... ça te répugne ?

Henri écouta les paroles de Onze. Son visage demeurait impassible : aucun signe de dégout, aucune trace de compassion, le vide complet. Seul un petit plissement sur son front témoignait d'une once d'émotion.

Il commençait à saisir le comportement de la jeune femme... Elle vivait dans un Carpe Diem morbide, un compte-à-rebours fatal déluré, défiant sa lente agonie, ne lui cédant rien, la provoquant presque par son tabagisme forcené. L'ambiguité de la situation l'interpelait : de la vulnérabilité de Onze naissait sa force, de sa mortelle sentence émanait sa vivacité...
"Toujours se méfier de l'Etre mourant" lui avait-on appris. Cela provoqua en lui une instinctive méfiance, qui se métamorphosa en profond respect, devant une telle force chez une si jeune âme...

Est-ce que... ça te répugne ?

Lorsqu'il sentit la main de Onze se poser sur sa joue, un frêle frisson parcourut sa barbe ébouriffée.
Il tourna légèrement la tête, accompagnant la caresse. Son regard parut flou, fixant un point invisible et lointain. De son ton si particulier, il répondit lentement :

"Non......
Peu importe..."

"Peu importe..."

Les mots résonnaient dans l'esprit de la jeune femme, comme un affront, comme si sa présence à ses côtés n'avait aucun forme d'importance. Son orgueil et sa fierté se sentaient blessés, presque trahis par ces deux et uniques mots.

Pourtant, quelques secondes plus tard, le remède intervenait. Muette et quelque peu surprise, Onze regarda la main d'Henri venir jusqu'à elle, pour se déposer légèrement sur ses lèvres. Le contact la fit vibrer, et un état second s'empara d'elle un instant. Les doigts de l'homme, malgré leur rudesse, venaient effacer toute l'amertume qu'elle avait ressenti juste avant.

Elle tressaillit lorsqu'il recoiffa ses cheveux et se surprit à souhaiter que le temps s'arrêta. Au fond d'elle, une foule d'émotions se mélangeait et tiraillait son esprit. L'abime de douleur provoquée par sa courte vie à IronWood était sur le point de se rouvrir mais Onze la combattait tant bien que mal. Ne plus souffrir. Ne plus se laisser aller. Ne plus laisser un homme prendre possession de son âme, même pour quelques minutes.

D'un autre côté, elle revendiquait une totale liberté, une envie de goûter à tout, de profiter de chaque instant avant la fin, avant sa fin. Et cet instant là lui semblait des plus délicieux. Peu importait les conséquences.

Onze la désinvolte se rapprocha de son compagnon. Doucement, trop peut-être, elle déposa un baiser sur les lèvres d'Henri avant de se retirer rapidement, gênée, se demandant comment il réagirait...

Un frisson. Lorsque les lèvres d'Henri se posèrent à nouveau sur les siennes, la peau de la jeune femme se couvrit d'une légère chair de poule, provoquant un choc quasi électrique au creux de son ventre. Sur le moment, elle se sentit comme une adolescente qui recevait son premier baiser. Et pourtant... Onze était loin d'être une débutante dans ce domaine. Mais il y avait chez l'homme quelque chose de différent de ce tout ce qu'elle avait connu, peut-être parce que, pour la première fois depuis bien longtemps, elle se sentait femme et non pas objet.

La boule dans son ventre grandissait. Mélange de surprise, de désir, de renouveau mais aussi de peur. Une foule de souvenirs la submergea, bons et mauvais, toutes ces émotions qui l'avaient construite et avaient fait d'elle une femme bien plus fragile qu'elle ne voulait le montrer, sous ses airs décidés et libertins...

Lorsque ses yeux croisèrent ceux d'Henri, les mâchoires de Onze se crispèrent. Une nuit ensemble, et il pourrait surement effacer ses récentes déceptions, lui faire oublier l'homme qu'elle avait aimé sans retour, ne serait-ce que pour quelques heures.
Et au-delà de ça, ce puissant désir qu'elle sentait monter à elle, ce naturel provocateur qui voulait en savoir plus, son envie de vivre sans penser au lendemain.

Sans quitter l'homme des yeux, elle glissa ses longs doigts fins dans ses cheveux, jouant avec une mèche avant de caresser à nouveau la joue masculine.
L'une des bretelles de sa robe glissa sur son épaule, dévoilant le haut de sa poitrine d'albâtre, ce dont elle n'avait visiblement cure.
Un léger sourire éclaira son visage lorsque ses doigts s'aventurèrent sur la chemise d'Henri. Une lueur malicieuse dans le regard, elle déboutonna lentement le vêtement, effleurant de temps à autre le torse dans quelques anodines caresses... Quand elle eut fini, Onze écarta doucement les pans du tissu, découvrant ainsi la peau de l'homme et de son index, elle s'amusa à suivre les lignes des muscles, détaillant chaque courbe avec une passion non dissimulée...

Les battements de son coeur étaient maintenant plus rapides, sa respiration un peu plus courte et ses gestes de plus en plus sensuels. Ses mains stoppèrent leur avancée à la ceinture et elle releva ses yeux vers lui, cherchant dans son regard s'il voulait qu'elle continua ou non.

Elle l'embrassa une nouvelle fois, douce et lascive, avant de lui murmurer :

Es-tu sûr de vouloir garder ton manteau ?

Un cri étouffé s'échappa de la gorge de la jeune femme quelques secondes plus tard, suivi d'un long soupir. Les corps se séparèrent avec douceur, et Onze s'allongea contre l'homme, blottie contre lui, la tête posée délicatement sur son torse. Ses doigts erraient sans but sur la peau de son amant, tandis que son esprit lui rappelait pourquoi elle était là...

Elle avait gagné un pari, mais n'en tirait qu'une légère satisfaction. Ce moment intime passé avec Henri la ravissait bien plus, peut-être même trop en y réfléchissant. Quelque chose clochait. Ils devaient en parler.

S'appuyant sur son bras, elle se releva quelque peu et observa le visage détendu de l'homme. Il lui plaisait, c'était indéniable et elle ne l'avait jamais caché. Ses lèvres s'entrouvrirent mais aucun son ne sortit. La peur de tout gâcher se fit plus forte. Tant pis, elle en assumerait les conséquences s'il devait y en avoir. Elle déposa un léger baiser sur la bouche masculine puis retrouva sa place initiale, serrée contre lui, et sentit une onde de fatigue l'envahir.

Elle lui souffla alors :

Henri ? Est-ce que j'peux rester dormir avec toi ?

Un battement de coeur se fit plus fort que les autres. Elle redoutait la réponse...

Henri ne répondit pas de suite, comme si sa petite mort le poussait à une certaine méditation. D'un geste aveugle, il tapota le sol pour y chercher un paquet de cigarette qu'il avait vu trainer en cet endroit avant leurs ébats. Lorsqu'il eut enfin mis la main dessus, il sortit une blonde et l'alluma d'un coup d'allumette.

Cette sale habitude lui rappela sa jeunesse. La clope après l'amour, quelle banalité... Pourtant, il fallait bien reconnaitre que c'était diablement agréable, bien que cliché. Il inspira une grosse bouffée nicotinique, avant de la recracher lentement, jouant de manière badine et enfantine avec le grêle filet gris qui s'échappait de ses lèvres fines...
Il profitait...
Décidemment, l'abandon avait du bon... Il prit conscience sur le moment que son éducation, bien infiniment protectrice et à haut intérêt individuel, le spoliait quelque fois de plaisirs simples et normaux. Il se prit à souhaiter de se libérer de ce conditionnement, mais une voix intérieure le ramena à la raison : il se jura alors de faire tout son possible pour composer entre retenue et envie, liberté et rigueur...

Il tourna la tête, et observa Onze, lovée tout contre lui. Elle semblait épuisée, inondée par une vague de fatigue, dont sa fierté masculine espérait en secret en être un petit peu responsable. Il écarta la cigarette à moitié-consumée de sa bouche, et la glissa entre les lèvres de son amante.

"Si tu veux..." répondit-il avec un sourire sincère, accompagnant ses mots de caresses tendres dans le dos de la jeune femme. Il attrapa alors un bord de son pardessus, et tira fermement pour le rabattre sur eux, serrant Onze tout contre lui.
Il en profita pour récupérer dans une de ses poches intérieures la petite boite métallique, qu'il ouvrit avec prudence. Il en sortit un minuscule comprimé blanc, qu'il avala d'un geste discret.

Ce véritable petit condensé de sommeil pharmacologique ne mit pas très longtemps pour faire effet. Henri sombra rapidement, nu comme un ver, délaissant les bras de Onze pour se blottir dans ceux de Morphée, en une agonie hypnotique.

Du repos, enfin...

Malgré un état d'épuisement avancé, Onze avait aperçu à travers ses paupières mi-closes la boite métallique. Elle attendit un peu, écoutant la lente respiration de son amant pour s'assurer qu'il dormait, puis se releva avec délicatesse. La jeune femme trouvait d'ailleurs étonnante la rapidité avec laquelle Henri s'était endormi, alors qu'il paraissait plus réveillé qu'elle quelques minutes auparavant...

Silencieuse, elle se pencha par dessus le corps de l'homme pour fouiller le manteau. Bien vite, Onze trouva la petite boite, la sortit et l'observa. Un simple pavé, froid, léger, qu'elle secoua doucement, faisant ainsi résonner son contenu contre les fines parois. Curieuse, elle l'ouvrit et fit rouler dans sa paume les quelques comprimés. Une moue de dépit vint s'ancrer sur son visage. Des cachets. Sans doute des somnifères.

Onze posa ses yeux sur Henri, les mâchoires crispées. Elle qui détestait tout ce qui touchait de près ou de loin à l'univers médical se trouvait confronter à un homme qui semblait avoir besoin de ces solutions artificielles. Elle soupira, faisant glisser les petites pilules dans leur boite, veillant à ne pas en perdre une, espérant qu'un jour il puisse s'en passer. La jeune femme se refusait à le juger, elle le connaissait à peine, ignorait son histoire et peut-être ses douleurs. Mais elle se promit tout de même de s'assurer bientôt qu'il en connaissait toutes les conséquences...

La boite fut remise en place avec précaution et elle se lova une dernière fois contre lui, gagnée rapidement par le sommeil...

La nuit se passa calmement, chacun dormant d'un lourd sommeil. Onze finit par se réveiller en fin de matinée, un bras au travers de la poitrine d'Henri, les cheveux en bataille. Un large sourire éclaira son visage qu'elle se remémora la nuit passée... Mais du bruit lui parvenait du campement, les autres étaient sans doute déjà levés depuis longtemps.
Elle déposa un baiser sur le torse de son amant, remontant au cou jusqu'à arriver à sa bouche, qu'elle embrassa avec douceur avant de lui murmurer :

Henri... Il est presque midi. Réveilles toi.

Elle se leva juste après, s'étira avec souplesse puis se rhabilla. S'apprêtant à partir, Onze fouilla dans son sac à la recherche d'un paquet de cigarettes vide dans lequel elle plaça une unique clope, puis griffonna dessus à l'aide d'un vieux stylo : "Si t'en veux d'autres, tu sais où les trouver", et laissa l'objet sur les affaires d'Henri.

Elle disparut juste après...