Clair Obscur

*tic-tac-tic-tac*

Avec une infinie précaution, il remonte sa montre-gousset de ses doigts râpeux. Les aiguilles fines et profilées de son vieil artefact trahissent une heure qui devient tardive ; elles ne mentent pas : au loin se couche un soleil épuisé par une nouvelle journée printanière. Le bougre reprend des forces... Bientôt, il deviendra lourd et brûlant, estival. Mais, pour l'instant, il abandonne son trône céleste à son adversaire sélène...

"Tant mieux, et à demain..."

Henri baisse le col de sa veste, se libère de son entrave, sourit légèrement... Cela fait plusieurs heures qu'il est là, assis dans l'herbe grasse de la plaine, abrité de manière bien précaire par quelques arbustes épars.
Quelque chose le tourmente... Quelque chose que Onze, malgré toute sa compassion et sa féminité n'a pas réussi à faire taire...
Il regarde au loin, les arcades froncées, comme pour allonger sa vue.

Elle s'y trouve... Acolyte du soleil qu'elle accompagne dans l'horizon, sa chevelure défie par son incandescence le crépuscule voisin. Voilà un bon moment qu'il l'observe, sans n'avoir encore osé l'approcher.

Jade... Tranquille et sereine, elle est à genoux dans la prairie, comme dans une prière, s'adonnant à son activité favorite... A côté d'elle, ses gracieuses victimes végétales reposent, en tas. Elle lui parait si différente de l'autre soir, où, par sa faute, elle a été happée par une terreur nocturne. Henri baisse les yeux... Il se sent responsable, cela le hante. Il doit s'expliquer avec elle, se présenter, se faire connaitre, lui prouver qu'il n'est pas seulement ce rapace sombre, prédateur haineux et violent.

Il se lève, et regarde sa montre, une nouvelle fois : il est l'heure...

Ses pas pourtant lourds demeurent silencieux, feutrés dans l'épaisseur de l'herbe. Il s'approche, seulement trahi par le claquement de son pardessus dans le vent chaud du désert tout proche. A quelques lieues, un vol de corneilles déchire le silence du soir.

Jade se retourne, pose sur lui ses grands yeux émeraudes. Il est tout proche. Sa voix calme et laconique s'élève dans un murmure, tandis qu'il baisse son regard, géné :

"Bonsoir, Jade..."

Henri garde les yeux au sol. Il se sent mal, n'est pas à l'aise. Son visage figé tente de cacher son trouble. Il regrette : il n'aurait pas du venir.
S'expliquer, quelle idée saugrenue ? Comme si l'opinion que les autres ont sur lui avait une importance...

Cependant, un besoin irrésistible le pousse à le faire : se tenir là, devant cette gamine frêle, et assumer. Il n'ose pas la regarder, la dévisager, s'en veut, redoute la réaction de la fragile jeune femme, qu'il domine pourtant de toute sa stature.

Il hésite, et, après une courte inspiration, lève les yeux, anxieux.


Et là, une chétive et fluette fleur lui dissipe tous ses doutes. Offerte, posée dans le creux d'une petite main délicate. Celle de Jade, qui à genoux, lui accorde un regard bienveillant et amical. La clairvoyance naturelle de la jeune femme répond à ses craintes sans qu'il n'ait besoin de lui les exposer : elle ne le juge pas, ne lui en veut pas, ne le redoute pas, l'invite même à se joindre à elle.

Il tend la main, et saisit alors avec soin le cadeau végétal entre ses doigts.

"Pour moi ? Merci, Jade..."

Ses yeux s'ouvrent, un sourire feutré apparait sur ses lèvres, témoins sincères de toute la gratitude qu'il a pour elle en cet instant. Alors, redevable, il s'assoit à côté d'elle, et observe la fleur plus attentivement, prenant un air doucement sérieux.

"Un crocus printanier, ou Crocus vernus...
Je n'en avais jamais vu en vrai... Que dans mes livres..."

Longs pétales bleus entourant un élancé style orangé, la fleur est à l'image de celle qui la cueille : Naturelle, sensible et spontanée. Henri la pose délicatement au sol, et passe la main dans ses cheveux, dégageant ainsi son front, son visage. Jade, à coté de lui, l'observe toujours.
Il se sent un peu perdu, pris au dépourvu... Implicitement libéré de toute explication sur sa conduite de la dernière nuit, il n'a plus de raison d'être ici. Pourtant, il s'y sent bien, calmé, rassuré, apaisé par la présence de Jade, ce petit brin de femme qu'il ne connait pas vraiment, mais qui lui évoque de lointains souvenirs. Son regard se pose sur elle après quelques instants de silence :

"Ce crocus, Jade ? Qu'en fais-tu ? Pourquoi le cueilles-tu ?"

« Crocus ».
Un peu étonnée, Jade fixe les lèvres d’Henri. Puis la fleur. Crocus.
Elle ne connaissait pas son nom. Crocus. Quel drôle de sonorité pour une fleur si simple.
Croquer ? Un bref sourire passe sur la bouche pâle. Une variété sœur, mauve, fournirait bientôt un pistil odorant qui servirait en cuisine.

« Ce crocus, Jade ? Qu'en fais-tu ? » continue Henri dans un murmure.
« Jade ». Cette façon qu’il a de mettre son prénom dans chaque phrase ce soir, la trouble un peu. Comme s’il cherchait à s’en imprégner, a en être sûr.
Oui après tout, Jade, c’est assez étrange pour quelqu’un comme elle. Comme pour la fleur ?
Jade, c’est fragile. C’est précieux. Précieuse alors ? Au point d’avoir trouvé, on ne sait où, pour elle, une force de titan contre Tan. Précieuse, au point de venir dans la mince clarté du jour finissant, lui qui d’habitude ne s’éloigne pas de l’ombre. Pour la voir, elle.

Les yeux clairs étudient le visage qui se dévoile. Le teint blême, la barbe entretenue, la contracture si discrète de son maxillaire qui se devine. Le nez droit donnant une certaine fermeté à l’ensemble, comme une digne ligne directrice. Les lèvres fines n’esquissant que de rares mimiques. Pour elle, aujourd’hui, un furtif sourire. Les yeux troubles toujours un peu absents à la couleur indéfinissable... gris ?
La rouquine dodeline de la tête mollement, son regard se perdant un instant dans la chevelure très sombre et quelque peu floue, avant de revenir sur la touche bleutée dans l’herbe.
Alors oui « Jade, Qu’en fais tu ? ». Cette voix de basse, profonde et posée, qui chuchote tel un secret.
Les petits doigts fins reprennent la fleur délicatement et la font tourner avec lenteur. Toutes les nuances de sa couleur bleue s’offrent ainsi à l’œil. Une gracieuse danseuse végétale.

La Muette se tourne à nouveau vers l’Homme, se demandant de quoi ils ont l’air, tous les deux, assis dans la prairie parsemée de petits points bigarrés.
De deux grandes taches. L’une noire, l’autre vive. Au milieu de tout le reste, au final, ça n’est pas si insolite.

Se penchant soudainement sur lui, Jade sourit. Toute proche, son regard brillant d’un éclat enfantin, son petit nez froncé avec espièglerie. Une main prend appuie sur le sol, le frôlant. L’autre, adroite, attache le crocus au pardessus d’Henri. Un bouton de fleur sur un bouton de veste.
C’est un cadeau, ni plus ni moins. Précieux et éphémère, lui aussi.

La jeune femme s’assied plus confortablement, en tailleur, s’éloignant promptement comme elle s’était approchée. Et observe le résultat avec une moue satisfaite et amusée.

Henri, sans dire mot, l'observe attentivement de son regard vide et exténué. Pour connaitre la réponse à sa question, bien sur, mais aussi pour mieux la cerner. Bien sur, elle ne répond pas... Alors, il ne lui reste que la vue, et l'analyse.

Jade, la muette inconnue. Quelque part, il l'envie : dans son éducation, le mutisme est une force... Il pousse les autres à se dévoiler, à faire l'erreur, permet de cerner leurs faiblesses en cachant les siennes, procurant de ce fait un avantage conséquent sur un adversaire qui, devant cet handicap, sous-estime souvent... C'est ce qu'il l'a rendu inférieur à Eugène...

Il fronce les sourcils, attentif... Devant lui, la jeune femme cueille de nouveau une chétive fleur bleue, et la fait tourner avec une innocence touchante. Elle l'intrigue ; il n'arrive quelque part pas à la saisir : elle ne semble pas utiliser cette chance inestimable que lui a donné la nature... A quoi joue-t-elle ? Sait-elle seulement le privilège qu'elle a ?

C'est alors que doucement, tel un félin, elle s'approche, les yeux pétillants d'une lueur naïve. D'une main experte, elle accroche cette médaille végétale à son pardessus : éclat de couleur vive au milieu d'une obscurité de velours. Puis se retire, avant de s'assoir, un sourire amusé aux lèvres.

Henri, pour la première fois depuis... il ne s'en souvient guère..., se laisse envahir le visage par un sourire sincère, dévoilant à la volée le brillant de ses dents.

Il a compris...

La fleur est un cadeau... C'est son unique raison d'être : pas de calcul, pas d'autre utilité. Elle n'est cueillie que pour être offerte, pour rendre l'Autre heureux.
Et Jade, cette femme encore gamine et silencieuse... Elle est un véritable extrait de bonheur roux. Son mutisme n'est pas une arme, mais un onguent : il ne tue pas, mais soigne... Pas de violence en elle, pas de mauvais sentiments : seulement une pureté lumineuse, qui l'éblouit presque.

Henri remballe alors son sourire, et détourne le regard au loin, là où l'astre du jour disparait derrière l'horizon. Il est géné... Il venait s'excuser, coupable, n'a rien dit, et repart même avec un cadeau...

Sa main se glisse à l'intérieur de la veste, où elle saisit sa boite métallique et frappée de ses initiales. Elle l'ouvre, et y place avec le plus grand soin la frêle offrande. Ainsi, elle sera protégée, et tout contre son coeur

Henri baisse alors la tête, et murmure de son phrasé toujours lent et monocorde...

"Il est très joli... Mais je ne sais pas si je le mérite...
De plus, je n'ai rien à t'offrir."

Il inspire profondément, passe ses doigts dans sa barbe, nerveusement:

"Rien... sauf mon honnêteté..."

Soudain, sa voix change de timbre, devient plus "humaine", tremble sur certaines syllabes

"Tu dois te demander pourquoi je viens ce soir, pourquoi je me dévoile.
J'avais peur, simplement, bêtement.
Peur que tu ne me prennes pour quelqu'un que je ne suis pas... Violent, animal, haineux : celui qui t'as effrayé la veille... Ce n'est pas Moi... Enfin, si, mais pas seulement...
Et ça, je ne le voulais pas, que tu te trompes sur mon compte.
Pourquoi ? Je ne sais pas, je n'arrive pas à le déterminer. Je crois que ton regard m'a touché, voilà tout... Quand j'ai vu Tan, j'ai voulu te protéger, rien d'autre..."

Instant de silence

"Et là, tu m'offres cette fleur...
Je ne sais que dire... Merci..."

Le dernier mot dit, il ressent alors une brûlure dans les tripes, et un KO dans son esprit... De la satisfaction dans la faiblesse, un éveil de son humanité. Son cou se raccourcit, sa tête se camoufle dans ses épaules. Ses doigts saisissent la cigarette, cadeau de Onze, et la mettent à ses lèvres avant de l'allumer.
Une profonde inspiration, puis un souffle, chargé de nicotine. Son regard, soudain, se pose sur le sol, non loin de lui.

Ses lèvres s'élèvent quand il saisit son couteau dans une de ses poches intérieures. Il le plante alors avec force dans le sol, pour en extraire une roche. Un petit caillou foncé, arrondi, en forme de disque. Il passe ses doigts rugueux dessus, dévoilant sous la terre une série de traits parcourant une spirale délicate, en escargot...
Un souffle sur la pierre, et elle est assez propre pour être tendue à Jade, accompagnée d'une brêve explication :

"Pour toi... Ca s'appelle une ammonite."

Un fossile sombre et rapeux contre une fleur frêle et colorée : voilà qui est équitable. Assez pour être quitte, et pour redonner à Henri son sourire feutré.

Henri reste là quelques instants, assis dans l'herbe grasse. Une expression figée sur son visage... Mais pas la mimique habituelle, fatiguée, tirée.

Non, il est serein, tranquille, soulagée, guéri.

Sa main droite s'approche de sa joue, et caresse avec délicatesse l'endroit du baiser innocent. Puis, doucement, elle se place devant ses yeux ; il la regarde, les paupières mis-closes. Ses doigts se serrent, emprisonnant le moment, figeant l'instant.

Au loin, Jade disparait presque dans l'obscurité...

Alors, il se dresse, et, d'un pas feutré et allongé, revient rapidement à son niveau. La jeune femme tourne la tête vers lui ; il en fait de même, offrant alors un regard sincère, presque paternel.

"Rentrons..." propose-t-il d'une voix profonde et calme.

Laissant la plaine, théâtre de la scène, aux limbes ténébreuses de la nuit, ils s'en vont, sans bruit. Une ombre sombre accompagnée d'un petite étincelle rougeoyante et scintillante.

Clair obscur...