Tourne et manège

Ali’ contemplait le spectacle, une comédie d’égos et d’intérêts personnels, le tout déguisé derrière des justifications plus ingénieuses les unes que les autres, ce petit manège durait depuis une heure maintenant. Certains étaient amusés, on croisait quelques sourires furtifs ici et là, signe que le meurtre avait été prémédité, signe que c’était devenu quelque chose de banal, une action de plus sur la liste funeste du « Fract way of life »

Ouai, un sacré manège en tout cas, les trois meurtriers ne seraient pas jugés, l’âme meurtrie ne serait pas entendue, l’hôte se retrouverait dans la situation où il avait fait entrer les loups dans la bergerie, en recueillant ces voyageurs égarés, et où finalement le piège se serait refermé.

Le monde à l’envers ? Non le monde du Fract. Welcome home Ali’ ! Wake up ma grande !

Elle regarda Searclaw et dit :

-Dis-moi que tout ceci n’est que coïncidences au bout du compte, parce que si c’est pas le cas, ça a l’odeur de la vengeance et de la jalousie, et cette issue vers laquelle nous nous dirigeons était prémédité, et moi j’aime pas trop être manipulée si tu vois ce que je veux dire.

-Vengeance, jalousie ? Comment ça ? Tu parles de qui ?

-Peu importe comment l'histoire a commencé, mais l'absence de prise de position des autres membres m'interpellent, ce n’est pas normal…

-Ils ont compris. Parce qu’ils connaissent Naima. Elle n'est pas particulièrement transigeante. Un de ses amis a été tué. Et elle ne fera pas marche arrière.

-Ouai mais c'est trop facile tout ça, c'est quoi ce silence, même pas, c'est une chape de plomb qui est tombée sur le campement, plus personnes ne se parlent !

-Les gens sont sous le choc, et ceux qui ne le sont pas sont portés par leur colère. Je fais partie des premiers.

-Alors c'est la fin, personne ne fera rien ?

-Je t'assure que j'ai tout tenté. Naima et moi partageons une certaine proximité, malgré mon arrivée récente parmi vous. Ce lien s'est renforcé lorsque j'ai tenté de mettre un fin aux choses en protégeant Cinoque. Mais j'ai échoué. Dans mes deux entreprises.
Si ça peut te rassurer, les Infidèles seront ceux qui suivront Naima. Et le groupe survivra. Mais pas tous ses membres. Ne déprime pas trop, Prêtresse. Après la pluie vient le beau temps. Il n'y avait pas d'autre issue possible. Je connais ça. Trop de tensions internes, trop de mensonges.

-Ouai, ce n’est pas juste tout ça Searclaw, ce n’est pas juste…

-C'est la vie Prêtresse. On ne s'y fait jamais, mais c'est cela qui nous rapproche de l'essence des choses...

Le campement est en plein remue-ménage, mais Searclaw n'y prête pas attention, assis en tailleur sur un rondin près du feu. Tel une girouette défectueuse, il ne réagit pas au bouillonnement soudain d'activité, même lorsque de l'intérieur de sa tente, Onze commence à crier. D'autres personnes viennent et repartent John, Naima, Fawkes, qui se frotte le nez en pestant, Jack, qui manque de s'étaler au milieu des braises, lorsque le pantalon aux genoux, il passe en courant. Puis Henri et Matthias, sombres et tendus. Searclaw absorbe l'extérieur, mais rien de tout cela ne parvient à l'extirper de ses pensées. Il a trop mal dormi. Et bien trop rêvé.

Le dialogue intérieur qu'il soutient depuis l'aube ne semble qu'empirer les choses. La négociation avec son propre cerveau est lent et difficile, lui renvoyant sans cesse face à ce à quoi il ne veut pas être. Alors que depuis un certain temps, au travers de la brume des pensées noires, ses sens l'avertissent d'une autre présence, il sursaute tout de même lorsque Ali pose sa main sur son épaule, et réprime même un geste défensif. Les yeux cernés par le manque de sommeil, il pose son regard sur la jeune femme, et esquisse un sourire faible. Elle a l'air d'attendre une réponse, et le jeune homme secoue la tête.

- Désolé Ali, j'étais parti en voyage... Qu'est-ce que t'as dit ?

-J’ai dit que si nous étions dans mon pays, je saurais quoi faire.

Il la regarda, interloqué. Mais elle continua son récit d’une voix douce et rassurante, presque nostalgique.

-Les femmes s’agiteraient autour du feu, pour cuisiner la Manoca, il est dit que c’est un plat ancestral que les aztèques préparaient pour accueillir les nouveaux nés dans le monde des vivants. Vêtues de leurs habits traditionnels, femmes et hommes s’affèreraient minutieusement aux préparations du rite, au rythme sourd des tambours et des dayatis, sortes de long tube en bois, j’aurai voulu que tu entendes ça, ça produit des sons extraordinaires !
Et puis bien sûr, femmes et enfants chanteraient les prières ancestrales pour que l’enfant à naître soit protéger par mère nature.
Et moi, et bien moi figure-toi, que je ne serais pas nue auprès des femmes à cuisiner à moitié ivre à cause des mélanges d’herbes plus hallucinogènes les uns que les autres. Non moi, je serais auprès des anciens pour apprendre la parole sacrée afin de la transmettre aux plus jeunes, et de continuer à assurer le voyage du savoir entre les générations.

Elle reprit d’une voix plus sérieuse, et le regarda fixement.

-Et ouai tu vois, on serait chez moi, je saurais quoi faire, mais là, je ne sais pas trop. Je suis comme toi mon ami, je suis un peu perdue, mais reviens parmi nous, ne te laisse pas glisser dans l’amertume, ça ne te va pas. Et puis de toute façon je te l’interdis !

Douche froide. Au fur et à mesure qu'Ali parle, le visage de Searclaw blêmit, se décompose, et les palpitations de son cœur viennent progressivement remplacer les mots. Manoca, dayatis, le bourdonnement dans ses oreilles se transforme en un tonnerre de pulsations stridentes... Le jeune homme halète, la coïncidence est trop improbable, surtout maintenant, ce doit être un coup de son esprit, un vestige de l'obscurité, une chimère envoyée par des fantômes rancuniers. C'est encore le rêve. Searclaw s'enfonce à nouveau vers l'intérieur, la fuite vers la culpabilité, un réflexe masochiste qui ne le quitte pas depuis six ans.

"Nous sommes morts, nous sommes morts, nous sommes morts..." Les visages sont là, à la lisière de l'inconscient, enfants bâtards et sacrifiés, camarades et dégâts collatéraux d'une révolution manquée. La forêt. Les arbres, la coca. Et le feu. Nous sommes morts, nous sommes morts, nous sommes morts, les paroles des companeros sont comme une comptine qui résonne, encore, et encore, et encore.

Le jeune homme bondit littéralement à ses pieds, tandis qu'il revient à la réalité. Aux aguets, le regard hagard il semble surpris par la présence d'Ali, comme s'il s'attendait à la voir disparaitre parmi les fantômes. Passant une main tremblante dans ses cheveux inondés subitement d'une sueur glaciale, il bafouille quelques mots qui sortent comme un croassement, sa bouche est sèche comme une pierre.

- Ali tu... Je croyais que t'étais espagnole... Quel pays ? Tu es d'où ?

-Bah, soy venezolana amigo !
Heu du Venezuela quoi, je te l’avais pas dit ?

Pour les afficionados je viens de la lagune de Mérida à côté des Andes vénézuéliennes; ça remonte tout ça maintenant, les forêts ont dû être dévastées, les terres ont été abandonnées…

Elle eut le regard triste soudain, comme si les images revenaient en flash, sa mère, ses frères, la fôret, le chaos... ; et puis ici et maintenant, et elle se repris aussitôt.

Ça n’a pas l’air d’aller amigo ? Qu’est-ce qu’il y a Searclaw, t’es pâles comme si t’avais vu un mort, t’es malade, t’as pris un truc ou quoi ??

Searclaw déglutit longuement, les couleurs commencent à revenir dans ses joues, mais sa mâchoire ne se décrispe pas pour autant. Il lève les yeux au ciel, tout cela est ancré dans le réel, c'est une coïncidence, rien de plus, pas d'esprits vengeurs, pas d'appel irrésistible de l'obscurité et de la folie. Mais c'est dur, tout de même. Le jeune homme homme expire lentement, et murmure d'une voix basse :

- No me lo has dicho...

Puis il s'arrête, et secoue la tête lentement, comme désorienté.

- Je peux pas Ali... Pas dans la langue. J'ai passé six mois à Machiques, principalement, mais je connaissais bien Mérida, avec ses étudiants et ses montagnes. Ensuite je suis passé en Colombie. C'est difficile pour moi d'en parler, j'y ai vécu des choses... marquantes.

Searclaw marque une pause, puis sourit amèrement.

Je vais bien, Ali, merci. Tu m'as fait fait remonter des trucs, chica, c'est tout... des trucs dont j'arrive pas à me débarrasser, même maintenant, alors que plus rien d'avant ne devrait avoir d'importance. Pas mes meilleurs souvenirs.

Oubliant immédiatement la recommandation de Searclaw, de ne pas parler leur langue pour ne pas faire remonter des souvenirs à la surface, Alicanta, sauta de joie, et baragouina de plus belle.

No me creo que si, no es possible ! Conoces mi pais. Cuando estàs a Machiques ??

Le regard de Searclaw était insondable, comme si Ali venait d'ouvrir la boîte de Pandor...Trop curieuse de découvrir leurs "nouveaux" points communs, elle continua.

Qu’est-ce qui s’est passé là-bas, pourquoi tu as dit que tu avais vécu des choses marquantes ? Si tu étais au pays à la même époque que moi peu avant le crash, tu parles bien du massacre de Cabimas, juste avant que nos vies basculent dans le chaos ?

Le regard de Searclaw s'assombrit à vue d'œil, pourtant il se rassied aux cotés d'Alicanta. La tête courbée, le jeune homme parle lentement, comme s'il essayait de se détacher de ses paroles, pourtant sa voix reste chevrotante.

- Je n'étais plus à Zulia lors des évènements dont tu parles. Je n'étais arrivé d'Irlande que depuis six mois, et lorsqu'il y'a eu Cabimas, j'avais déjà passé la frontière avec les companeros, et mes amis Yanomami. C'est... après que...

Searclaw semble chercher ses mots puis baisse à nouveau les yeux.

- Ali... Je peux pas... On ne... Écoute, disons juste que passer cette frontière a été la décision la plus stupide de toute ma vie, et les gens que je cherchais à protéger sont morts par ma faute. La cocaïna, tu sais ce que c'est, ça rend con et trop confiant. Oublie ça tu veux ?

Le jeune homme hésite, comme tiraillé entre ses souvenirs pesants et un sursaut de la fierté, de la chaleur qu'autrefois il avait ressenti là bas, de l'autre coté de l'océan. Puis, doucement, il laisse quelques phrases sortir, mus par la curiosité, l'envie de connaitre toute l'histoire, qui finalement fait aussi partie de lui.

- Je n'ai jamais su ce qui s'était vraiment passé à Cabimas. Quand c'est arrivé j'étais en pleine montagne, et ensuite...on m'a un peu coupé du monde. Qu'est il arrivé là bas ?

-On t’a raconté la guerre des quarante lunes qui a eut lieu à l’époque pré-crash ?

-J’en ai vaguement entendu parler,répondit Searclaw, intrigué.

-Eh bien à côté de ça, la boucherie des 40 lunes c’est du p’tit lait. Eh tu veux savoir pourquoi Searclaw ? Quand les guerrieros de Sanchezio entrèrent dans la ville de Cabimas, ce n’est pas pour prendre le pouvoir mais c’est pour se « détendre »déclarera plus tard leur général. Après avoir tués tous les hommes de la ville jusqu’au dernier, ils ont rassemblés femmes et enfants dans le vieux sanctuaire de Kaya. Et là…...

Ses yeux perlaient de larmes de douleurs tellement le souvenir se faisait oppressant, mais elle restait digne, et d’une voix sibylline, elle poursuivit.

-Et là, ils ont enfermé dans une grande cage les femmes et ont commencé à crier : les enfants on va jouer à un jeu très marrant. De ce côté-là, vous êtes les Jeza et de l’autre les Panty, et vous allez vous battre si vous voulez vivre !
Après avoir tués à bout portant cinq d’entre eux, ainsi que quelques unes des mères, les enfants se jetèrent les uns sur les autres. Femmes et enfants s’entretuèrent pendant des heures, jusqu’à épuisement des rares survivants.

Moi, je fais parti de ceux qui ont pu s’échapper à temps…c’est tout ce que je peux raconter, après le monde à basculer en enfer, et à juste titre puisque les hommes étaient déjà devenus fous.

Perdu qu'il est dans les remontées acides de la culpabilité et de l'horreur, Searclaw secoue néanmoins la tête lorsqu'il voit les larmes couler le long des joues d'Ali, et décide d'oublier quelques temps ses propres démons.Il attire délicatement la fière jeune femme dans ses bras, et lui offre une douce mais sincère étreinte consolatrice. Peut-être est-ce aussi un peu pour lui-même, un peu de chaleur humaine et de réconfort, un peu de lumière pour chasser plus loin l'ombre et l'obscurité. Au creux de son oreille il lui murmure d'une voix apaisante :

- Je suis vraiment désolé Ali. C'est horrible. Mais tu pouvais rien y faire, t'as pas choisi. C'est pas ta faute. Moi j'avais choisi ma route.

La voix du jeune homme se fait plus lointaine, et plus triste.

- On ne peut que porter ses propres fardeaux, et celui là n'est pas le tien. Honore tes morts, en vivant du mieux que tu peux, parce que je crois que quelque part, s'ils nous voient, c'est la meilleure chose à faire. Ne pleure pas petite prêtresse, cela te va si mal...