Une grenouille verte.

Il mit du temps à se décider. Les choses prenaient une tournure étrange, la journée s'était avancée et il semblait évident qu'ils ne se sépareraient pas avant le lendemain.

Pendant un moment Matthias pensa qu'il valait mieux ne pas avoir d'image du bébé s'il devait partir.
Pendant un moment sa curiosité fut combattue. Mais bien sur c'était bien trop tendant et lorsqu'il aperçut Henri sortir un instant, toute sa volonté céda.

Le jeune homme pénétra dans la tente. La maman et l'enfant somnolaient. Matthias s'accouda à leur côté et parla doucement au nourrisson:


"Salut Ô minuscule grenouille. Moi c'est Matthias."


Attrapant avec deux doigts la petite main qui dépassait d'une couverture, le jeune homme y déposa un léger baiser.


"Je suis très content de te connaitre."

Empêtrée dans ses rêveries, Onze n'avait perçu ni le départ d'Henri ni l'arrivée de Matthias. Protégeant sa fille de ses bras, elle avait l'impression d'être dans une bulle lointaine, où n'existait qu'elle, Sarah, son père et un avenir radieux...
Il y avait bien longtemps que la jeune femme n'avait pas fait de songe si agréable, et malgré les gesticulations du bébé contre elle, Onze tenta de maintenir encore quelques instants ce doux état de léthargie...

Mais il fallait bien se rendre à l'évidence, Sarah n'était pas du même avis que sa mère.

La nouvelle maman ouvrit à son tour les yeux et contempla le nouveau-né, avec toujours cette même lueur de fierté dans le regard qui ne l'avait pas quitté depuis l'accouchement. Elle caressa avec une infinie tendresse la petite tête et se redressa doucement.

Ce ne fut qu'à ce moment que Onze prit conscience de la présence de Matthias à côté d'elles. Elle l'observa une seconde, un léger sourire aux lèvres et lui demanda simplement :

Tu es là depuis longtemps ?

Calant son dos contre les coussins, la jeune femme dégrafa sa robe, dévoilant sa poitrine rebondie et ferme sans aucune trace de pudeur. Le bébé émit un cri auquel Onze répondit en la plaçant contre son sein, la laissant téter à loisir...

Elle reporta ses yeux sur Matthias :

Tu voudras la prendre après ?

Fasciné, Matthias ne répondit pas immédiatement. Chose exceptionnelle, le spectacle le laissait sans idées et sans voix.
Evidement ça ne dura pas longtemps et après un moment de contemplation, il finit néanmoins par dire sans oser élever le ton:


"Je... tu crois ? J'aimerai bien, oui.

...

T'as vu, une fille ! Une vraie grenouille !!! J'te l'avais dit !
Elle a l'air en forme, hein ? Et toi ça va ? Tu veux quelque chose ?"

Les yeux de Onze naviguaient entre sa fille et Matthias, et elle ne se départit pas de son sourire :

Oui, tu avais raison. Et elle est magnifique, tu trouves pas ?

Mais dis moi... Les grenouilles ne mangent-elles pas les libellules ? Devrais-je me méfier ?

La jeune femme ne put retenir un vif éclat de rire. Un instant, elle retrouva sa bonne humeur et sa désinvolture si naturelles, à l'abri dans sa complicité avec Matthias...
Elle se sentait bien et visiblement Sarah aussi. En effet, la petite s'était rendormie contre le sein de sa mère, qui l'en détacha et la tendit délicatement au jeune homme :

Fais attention à son cou et à sa tête...

"Tu devrais la laisser dormir tranquillement..."


Dernière hésitation, il avait peur que le nourrisson arraché de sa mère ne se mette à crier à son contact. Mais elle était déjà calée dans ses bras.

Le jeune homme émit un discret sourire ému et rabattit machinalement un bout de couverture sur elle. Levant sur Onze un regard qui reflétait son trouble, il lui répondit cependant en se marrant à moitié:


"A mais si ! Fais gaffe qu'elle plante pas une dent sur ta jolie poitrine !!!"

D'un doigt Matthias caressait la joue encore rougie du bébé endormi lorsque Onze lui posa sa question. Il leva sur elle ses yeux verts où brillait un agacement visible. Il grogna sourdement


"Tu le sais très bien. Et je t'ai déjà dit... tout ce que tu avais à entendre."

Ce que j'avais à entendre...

Elle pointa sur lui un regard perçant et enchaina :

Mais peut être pas ce que j'avais à savoir réellement...

Avec délicatesse, Onze ôta le bébé des bras de Matthias et berça doucement sa fille nichée contre elle.

Quand Sarah sera en âge de comprendre, je ne lui mentirai pas. Et peu m'importe que vous soyez d'accord ou pas. Je ne veux pas avoir de secret pour elle.

Sa phrase achevée, la jeune femme toussa légèrement. Cela malheureusement, Sarah l'apprendrait bien vite...

"Encore heureux !"


Le jeune homme se rapprocha pour glisser un baiser sur la joue d'Onze puis sur le front du bébé. Souriant gentiment il répondit doucement.


"Tu connais déjà le fond de ma pensée: Je suis aussi son père et je déteste Henri.

Un équilibre sera extrêmement délicat à tenir."

Je sais. Mais je ne suis pas du genre à renoncer face aux obstacles...

Onze déposa le bébé dans un amas de couvertures et de coussins, sorte de berceau improvisé où Sarah était bien calée et au chaud. La jeune femme passa ensuite un vieux manteau sur ses épaules, s'empara de son sac et demanda à Matthias :

Tu peux surveiller la petite ?

Mais sans même attendre une réponse, Onze s'engouffra dehors...

La jeune femme ne revint que plusieurs dizaines de minutes plus tard, les cheveux humides et propres, le visage rayonnant et vêtue d'une nouvelle robe verte. D'un geste nonchalant, elle lâcha son sac encore ouvert dans un coin, duquel s'échappa un paquet de cigarettes entamé.

Un regard sur sa fille, puis sur Matthias auquel elle dit :

Ca c'est bien passé ? J'suppose qu'elle ne s'est pas réveillée ?

Hé tiens... Tu trouves qu'elle ressemble à qui ? Hum ?

Pendant l'absence d'Onze, le jeune homme passa le temps en soufflant des mots doux à la minuscule endormie. Il avisa bien le paquet de cigarette mais le lien avec un risque quelconque pour l'allaitement de la grenouille ne se fit pas dans son esprit. Il trouva juste dommage de reprendre après tant de mois de sevrage mais se dispensa de commentaire pour le moment. Il sourit avec un air très assuré:


"Bien sur qu'ça c'est bien passé.

...

Tu crois pas que c'est un peu tôt, elle vient juste de naître.

J'espère surtout qu'elle ressemblera à sa jolie maman. Les femmes à barbes ne sont pas les plus attirantes, t'sais..."


Conclut-il en se frottant le menton.

Sourcil levé et sourire en coin, Onze répliqua :

Et celles à lunettes ? Sont-elles mieux lieber Freund ?

D'un mouvement vif, Onze s'empara de celles de Matthias et les ajusta sur son nez, en lui demandant avec un air faussement sérieux :

Alors ? Avec ou sans ?

Comme s'il se souvenait de quelque chose le regard de Matthias transperça la jeune femme. Toujours à voix base de peur de réveiller la petite, il répondit:


"DIE Frösche brauchen keine Brille.
Das ist ja allgemein bekannt , daß sie ebensogut von weitem wie der Nähe sehen."

Onze haussa les épaules nonchalamment :

Wenn du es sagst...

Avec précaution, la jeune femme retira les lunettes et se pencha vers Matthias pour lui remettre. Ses mains frôlèrent doucement le visage du jeune homme, presque imperceptiblement, et une lueur lubrique illumina son regard pendant un instant.
Un sourire ironique se dessina sur ses traits lorsqu'elle se rassit sagement à sa place, songeant à ce qu'ils auraient fait quelques mois plus tôt...

Alors, vous faites quoi ? Vous partez... quand même ?

Sourire ambigü. Matthias, la première fois qu'il l'avait entendu, n'avait pas été bien certain que la jeune femme parlait réellement cette langue. Il se demanda un instant qu'où cela lui venait puis se reconcentra sur la conversation en cours. Son regard passa à nouveau sur le bébé puis il soupira en rangeant ses lunettes à l'abri de son manteau:


"Peut être que ce serait encore le mieux, qu'en penses-tu ?"

Le mieux pour qui, Matthias ?

Elle porta un regard sur le bébé endormi puis revint sur le jeune homme, inhabituellement sérieuse :

Qui s'occupera de Sarah si elle tombe malade ? Je n'ai confiance qu'en Naïma pour ça.

Qui jouera avec la petite, à part moi ? Henri, qui sait à peine sourire ?

Qui aimera réellement cette enfant et lui montrera ?

C'est à elle que je pense Matt. Je peux partir du jour au lendemain. M'affaiblir, cracher tout le sang qu'il me reste et ne jamais me réveiller.

Oh Henri s'occuperait très bien d'elle, je n'en doute pas. Mais je sais aussi que ce ne serait pas suffisant.

Un sourire bien pâle se dessina quand elle continua :

Si tu ne restes pas pour moi, restes pour ta fille.

Le mieux pour Naïma et Henri, pensa le jeune homme mais il s'abstint évidemment de l'exprimer. Et Matthias de sourire de toutes ses dents:


"D'jà ne recommences pas à fumer. Si tu ne le fais pas pour toi, fait le pour ta grenouille.

Toute façon c'est déjà décidé, nous restons. "


Bien sur on est rarement égoïste qu'à moitié et de toutes les décisions possibles, le jeune homme avait tout fait pour que celle qui l'arrangeait le mieux soit prise...

Une immense sensation de soulagement prit Onze lorsqu'elle sut la nouvelle. Incapable de rester en place tant sa joie était grande, la jeune femme se jeta au cou de Matthias et l'embrassa fougueusement sur la joue. Riant à moitié, elle enchaina :

C'est trop chouette ça ! La vie est tellement moins drôle sans toi !

Son visage prit soudain une expression plus grave, comme si elle réalisait tout d'un coup quelque chose d'important...

Est ce qu'il y a... des conditions à cette décision ?

Matthias esquissa un demi sourire, se pencha sur Onze et appuya un baiser sur ses lèvres.


"Chaque chose à ses conséquences n'est-ce pas... Les abandonnons, les pertes de liberté. *soupire*
Il faut te reposer, jolie Maman, recouche toi."


Une légère caresse sur la joue de la jeune femme. Puis un baiser pour le front du nourrisson...