J'Accuse

Une lune était déjà passée depuis la disparition d'Henri. Une lune que Onze passait silencieusement et seule avec sa fille. Son visage si souriant avait laissé la place à un masque sombre et distant, et son regard étincelant semblait éteint la plupart du temps. Plus que l'ombre d'elle-même, Onze offrait ses derniers lambeaux de vie et d'amour à Sarah, devenue son unique lueur de joie.

Pourtant, une après-midi où la petite dormait, la maman alla trouver Matthias, s'assurant que personne ne viendrait les déranger dans leur confrontation. Cigarette aux lèvres, elle se planta face au jeune homme et lui assena, sans aucun préavis :

Es-tu, de près ou de loin, impliqué dans la mort d'Henri ?

D'un geste vif, Matthias ôta la cigarette de la bouche de la jeune femme mais répondit nonchalamment:


"Arrête de fumer tu vas intoxiquer ta grenouille."


Plongeant son regard dans le sien, il demanda, inquisiteur:


"Dis moi plutôt qui t'as fourni les pilules."

Onze haussa les épaules et le ton de sa voix se fit légèrement plus dur lorsqu'elle lui répondit :

Peu importe. Ne cherches pas à détourner la conversation Matthias.

Elle se rapprocha un peu plus de lui pour planter un regard froid dans celui du jeune homme :

Es-tu oui ou non impliqué dans la mort d'Henri ? Réponds à côté ou pas du tout, et je considèrerai que oui. A vrai dire... C'est ce que je pense déjà. Et que tu n'es pas le seul responsable.

Ai-je raison ?

Au fond d'elle, Onze espérait que son ami n'y était pour rien. Mais elle savait aussi qu'il n'avait jamais apprécié Henri et que Naïma ne lui avait jamais pardonné la mort de Muse. La brune était sans doute dotée d'arguments suffisamment convaincants pour décider Matthias... Et Onze le pensait aussi capable d'avoir agi seul...

Ne pouvant supporter l'attente de la réponse, la jeune femme se ralluma une nouvelle cigarette...

"ARRETE !"

une seconde fois Matthias s'empara de la cigarette. Affrontant le regard de la jeune femme sans sourciller, il répondit d'un ton aussi dur que le sien.


"Peu n'importe pas, non. Je pense qu'elles appartenaient à Henri. Je crois que ce type était malade, je crois qu'il était inadapté à la vie sur cette terre, je crois que pour une raison obscure, il souffrait bien plus qu'on est censé le faire. Je crois qu'il est mort d'ennuie, de lassitude comme il l'a si bien dit et d'un truc sombre qui le rongeait.
Je pense aussi que tu ne veux pas l'admettre parce que tu aurais voulu avoir assez d'influence sur lui pour le rattacher à la vie.

Je ne l'appréciais pas. Et sa mort est presque un soulagement parce que je n'aurai pas aimé assister à l'influence qu'il aurait eu sur l'enfant. Mais je te l'ai déjà dit, si j'avais du me mettre en travers de son chemin, il n'aurait pas quitté Ironwood.

Et ce n'est pas moi qui ourdis l'assasinat de mes compagnons de voyage que je sache..."

A la dernière phrase de Matthias, Onze se mit à rire, d'un rire amer et narquois :

Oooh c'est sûr, toi tu es un ange Matthias, tout le monde le sait... L'innocence à l'état pur, oui oui...

Mais tu as raison...

A nouveau, un voile de tristesse ternit le regard de la jeune femme.

Je n'avais pas cette influence sur Henri. Mais Sarah si. Tu n'as connu de lui qu'une infime partie de sa personnalité. Il était en train de changer ! Quand il tenait sa fille dans ses bras, si tu avais pu voir ses yeux, son expression, tu aurais compris. Il l'aimait, il ne l'aurait pas abandonné...

Les larmes commencèrent à affluer aux yeux de la maman, qui se réfugia dans les bras de Matthias...

Il me manque... Je suis perdue sans lui...

Sauf qu'ils avaient été deux à ne pas vouloir abandonner et qu'à partir du moment où Onze avait voulu lui faire une place, Matthias l'avait prise.

Ne bronchant pas plus qu'au début, le jeune homme laissa Onze se blottir. Gentiment il lui caressa la nuque et déposa un léger baiser sur la joue


"Allez charmante maman... Séche tes larmes, elles vont ternir tes jolis yeux. Tu sais bien qu'il est toujours un peu là, dans l'ombre, à veiller sur toi. Et puis... moi aussi."

Toi aussi ?

D'un mouvement vif, Onze se détacha des bras de Matthias. Dans ses yeux, le jeune homme pouvait y lire toute sa douleur...

Toi aussi ?! Te moques tu de moi ? Ce n'est pas sur moi que tu vas veiller, mais sur Sarah.

Toi tu as Naïma. Qu'est ce qu'il me reste à moi ? Qui va regarder Sarah s'endormir avec moi le soir ? Qui va se coucher à mes côtés ? Contre qui vais-je pouvoir oublier mes peurs ? Toi peut-être ?

C'est tout ça que j'ai perdu Matthias.

Alors ne me mens pas. Ce n'est pas moi qui t'intéresse. Je n'ai été qu'un passe-temps. C'est la petite que tu veux.
Je serai morte avec Henri que tu n'aurais pas versé une larme...

Bien sur, elle ne pensait pas toutes les accusations dont elle affligeait Matthias. Mais il fallait qu'elle extériorise sa peine, elle qui n'était pas si forte que cela, ou du moins qui ne l'était plus depuis quelques jours...

Matthias plissa les yeux, l'observant avec une furieuse envie de lui décocher une gifle. Bien sur c'était une erreur, évidemment il s'était mal exprimé mais elle savait pertinemment ce qu'il avait voulu dire.
Un léger doute s'insinua en lui quelques secondes. Pouvait-il lui dire qu'il n'aurait pas versé de larmes sur sa tombe, qu'il n'avait jamais pleuré sur personne ? Qu'il voyait la mort comme une sorte de délivrance et que pleurer l'absence était vain et égoiste ? Non, bien sur...

En fait il ne savait plus trop ce qu'il avait réellement voulu exprimer, il avait Naïma en effet mais sans qu'il en ait conscience la figure maternelle que représentait désormais Onze avait un attrait particulier pour lui.

Il ouvrit dabord la bouche comme pour parler mais partit d'un ricannement nerveux avant de répondre enfin:


"C'est ça, dis que je t'ai utilisé. Et pendant que t'y es, accuse moi te t'avoir administré la drogue puis caché dans un coin pour pas que quelqu'un t'sauve... Pas de crainte à avoir, vu que j'ai la tête du parfait coupable.

Les mâchoires de la jeune femme se crispèrent légèrement. Elle réussit tout de fois à maintenir son calme avant d'avouer l'une de ses plus grandes inquiétudes :

Tu es déjà parti une fois. Comment pourrais-je être sûre que ça ne recommencera pas ?

Le jeune homme resta interloqué avec un léger froncement de sourcils dubitatif:


"Parti ? Je ne suis pas parti justement... et je n'ai pas l'intention de le faire."

Elle leva sur lui un regard méfiant :

Tu as suivi Naïma après la mort de Muse... Vous nous avez laissé avec Henri, Fawkes et les autres...

Que se passera-t-il si une autre dissension apparait au sein du groupe ?

Sa main attrapa celle de Matthias... Avec un léger sourire, le premier depuis des jours, elle continua :

Je ne te demanderai pas de promesses, je sais que tu n'es pas doué pour ça... J'espère juste que tu dis vrai.

"Au moins sur ce sujet" faillit elle rajoutée...

Egal à lui même, Matthias eut un geste désinvolte pour répondre.


"Je ne suis pas moins doué qu'un autre, c'est juste que la seule destinée d'une promesse est d'être rompue un jour ou l'autre, alors pourquoi en faire ?
Tu m'as demandé un jour de ne pas d'abandonner, j'ai fait du mieux que j'ai pu. Tu sais très bien qu'on est pas réellement parti."


Dans son discours il occultait le fait qu'il n'avait jamais fait qu'une seule promesse. Promesse qui le liait toujours et qu'il supportait avec difficultés...

Le jeune homme sourit doucement et baisa la main qui avait volé la sienne.


"Essaie de ne pas perdre ton sourire, jolie maman, et n'oublie pas que la vie est pleine de surprise."

Ces derniers temps, je t'avouerai que je suis assez lasse des "surprises" qui ont eu lieu... Je n'en souhaite pas d'autres...

Un cri retentit, suivi de pleurs. Onze soupira légèrement et tourna sa tête vers sa tente :

J'ai parfois l'impression de m'être transformée en vache laitière... Après la baleine, j'sais pas si c'est une grande amélioration... Tu veux venir ?

Matthias sourit, content de l'invitation et suivit la jeune femme.


"Bah... Ca sera vite passé, non ? C'est quand qu'elle a des dents et qu'elle devient carnivore ?"

J'en sais rien. Il parait que certains bébés naissent déjà avec des dents, alors je suppose que ça doit être variable... Et puis, de là à ce qu'elle mange un steack, y'a le temps !

Ils étaient arrivés devant la tente, et Onze y pénétra, suivi de Matthias. Sarah se calma aussitôt qu'elle fut dans les bras de sa mère et ses gigotements se stoppèrent en même temps que sa bouche rencontrait le sein maternel...

J'aurai aimé avoir un biberon. Tu aurais pu me relayer pour la nourrir. Je suis sûre que tu t'y prendrais très bien...

C'est d'un air suspect que le jeune homme regarda la maman lorsqu'elle parla de biberon. Manifestement très perplexe, il demanda:


"Ha oui ? Et tu le remplirais comment ce biberon ?"

Ooooh ça...

Elle caressa doucement la tête de sa fille...

J'imagine qu'il faudrait trouver un moyen de pomper tout ce lait qui me donne l'impression d'avoir des seins énormes... Une sorte de ventouse qui aspirerait, avec un récipient pour recueillir le liquide... Humm... Je suis sûre que ça existait, avant.
A moins que le lait de chamelle soit potable, dans ce cas ça ferait office de vache...

De perplexe, Matthias passa rès nettement à dégouté.


"Non, non, stop ! En fait on arrête là, j'crois que j'vais vomir."

La jeune femme ne put s'empêcher de rire devant la mine déconfite de son ami :

Alors ça ne te dérange pas de fabriquer une peluche à Sarah en empaillant un pauvre chat, mais ça, ça te rend malade ! Tu es décidemment un homme bien complexe mon cher !

Doucement, Onze détacha la petite de sa poitrine et la tendit à Matthias :

Elle a finit. Fait lui faire son rot, sinon elle ne pourra pas se rendormir tranquilement. Tiens là contre toi, mets sa tête légèrement au dessus de ton épaule et tape lui délicatement dans le dos.

Et ne me dis pas que ça te dégoute. Ca fait parti du boulot de papa.

Méfiant et toujours un peu répugné:


"Nan mais attends... "des ventouse qui aspirent"... je verrais plus jamais seins et têtons de la même manière, c'est sur !"


Le jeune homme prit l'enfant, la regarda un instant puis haussa un sourcil vers Onze tout en appliquant ses conseils.


"T'es sure qu'on fait comme ça ? Avec un traitement pareil c'est elle qui va vomir non ?"

Mais tu crois qu'elle fait quoi Sarah quand elle tète ? Que ça lui coule tout seul dans la bouche ?

A nouveau, Onze retrouva le sourire pour quelques minutes...

Ne t'en fais pas, si tu ne lui tapes pas dessus comme une brute, ça va aller. C'est plus pour l'aider de toute façon, en général ça vient tout seul. Tapote doucement.

Il ne fallut pas plus longtemps pour libérer le bébé, qui après ce début de digestion, s'endormit sur l'épaule de Matthias. Onze s'approcha d'eux et voyant sa fille assoupie, elle commenta :

Tu vois, ce n'était pas bien compliqué !

Après avoir jeter un coup d'oeil en coin à la grenouille qui bavait doucement sur son épaule, Matthias sourit doucement et la replaça avec un maximum de précaution dans le creux de couverture. Douce sieste digestive pour le nourrisson.

Son regard se porta à nouveau sur la mère, toujours un peu inquisiteur. Matthias sourit à nouveau, Carpe diem avait dit la jeune femme... y croyait-elle vraiment.
Comme d'habitude un certain nombre de questions grouillaient dans son esprit mais probablement était-ce assez pour ce jour là. Aussi dit-il seulement:


"Je vais vous laisser vous reposer.

Je n'ai aucune envie de me reposer...

La jeune femme s'étira après avoir jeté un regard sur le bébé endormi. Elle enviait l'innocence de sa fille et regrettait amèrement l'insouciance qu'elle avait perdu...

Matthias... Crois tu qu'il est possible de remonter le temps ?

Onze savait pertinement que non, mais elle espérait que le jeune homme puisse la distraire d'une de ses histoires farfelues...

Pendant un instant le jeune homme resta étrangement silencieux, l’air absent. Une fugace grimace et un geste évasif précédèrent sa réponse :


« Oh tu sais… les histoires dans lesquelles le temps est remonté finissent toujours mal. Les machines merveilleuses qui le permettent se cassent, les hommes sont trop faibles pour arriver à faire quelque chose de cet hypothétique pouvoir.
D’ailleurs techniquement je ne crois pas que quelqu’un n’est jamais découvert qu’on puisse le remonter. L’explorer tout au plus, et encore.
En fabriquant un passage spatio-temporel à un moment M, on ne pourrait jamais revenir plus loin que ce moment.
Et à chaque fois que tu reviendrais à ce moment M, tes actions créeraient un univers parallèle par rapport au tien. Ca ferait probablement une multitude de toi différents à cause des changements que tu apportes dans une continuité ou tu n’as rien à faire. Finalement tes toi arriveraient peut être à vivre ce que tu veux vraiment mais pas toi… »


Matthias regarda Onze comme s’il ne voulait pas conclure son raisonnement.

Huuumm...

Mais si mes moi vivent ce que je souhaite, n'en aurais-je pas conscience ? C'est ça que tu veux dire ?
Mais si l'un de mes moi vit ce que je veux, puisque c'est un moi, moi je le vis aussi, non ?

Elle le regarda, pensive, attendant un éclaircissement...