Schlaf, Kindlein, schlaf !

Depuis quelques jours, Onze avait pris une décision concernant Sarah... Elle ignorait si cela servirait un jour à sa fille, et s'il était vrai que l'on apprenait beaucoup plus facilement lorsqu'on était enfant, mais la jeune femme souhaitait lui transmettre sa langue paternelle...

Alors que le campement était calme en cette fin d'après midi, Onze s'adossa contre un arbre, la petite callée contre ses jambes repliées et choisit de débuter la leçon en douceur. Il lui fallut quelques minutes pour retrouver l'intégralité des paroles mais elle finit par se mettre à chantonner :

Schlaf, Kindlein, schlaf !
Der Vater hüt' die Schaf,
Die Mutter schüttelt 's Bäumelein,
Da fällt herab ein Träumelein.
Schlaf, Kindlein, schlaf !

Quelques souvenirs très lointains refirent alors surface. Sa mère, qui parlait français quand elle ne voulait pas se faire comprendre de son mari, son père, qui répondait en allemand d'une voix qui faisait trembler la fillette qu'elle était alors. Ses parents, qui ne lui avaient jamais donné l'amour qu'elle attendait, qui lui rabachaient sans cesse qu'elle n'était qu'un accident, une erreur de parcours. Ses parents détestés, qui avaient finis par l'abandonner à l'Institut...

Onze regarda sa fille, émue. Comment pouvait-on considérer un être si adorable comme un malheur ?
Elle l'embrassa doucement sur le front, et poursuivit sa chanson :

Schlaf, Kindlein, schlaf !
Da draußen gehn zwei Schaf,
Ein schwarzes und ein weißes,
Und wenn das Kind nicht schlafen will,
Dann kommt das schwarz' und beißs es!
Schlaf, Kindlein, schlaf !

Tiens... Des nouveaux sons.

Les yeux équarquillés le plus possible, d'abord immobile, Sarah écouta la voix de sa mère avec attention. Pas facile à reproduire...

Baaaaaaaaaaaaaaaa !

La petite éclata de rire, le regard espiègle, et se mit à gigoter. Elle aussi savait chanter...

Baaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaa !

Si elle avait su, nul doute qu'elle aurait frappé en rythme dans ses petites mains...

Un peu en retrait par rapport à la jeune maman, Matthias s'épaula au même arbre. De la main et tout sourire, il fit un signe au bébé par dessus la tête de la mère. Il savait l'Allemand bien sur, cependant il ne l'employait que très rarement. Une ou deux fois avec Onze peut être, et encore... juste pour vérifier qu'elle le parlait aussi...
Ce ne fut donc pas dans cette langue qu'il lui dit:


"Je déteste cette chansonnette. C'est un odieux chantage. Une pression exercée sur les enfants et qui ne leur apprend rien d'autre que les rapports de forces et la violence."

La jeune femme jeta un regard noir sur Matthias, eut l'envie de l'envoyer balader mais se ravisa finalement, haussant simplement les épaules :

Je sais. Je l'ai assez entendu. Mais le but n'est pas que Sarah l'apprenne par coeur, elle ne comprend même pas les paroles. Je veux juste qu'elle se familiarise aux intonations de la langue. Et si ça ne te plait pas, ça m'est bien égal.

Mais peut-être que le si doué Matthias a quelque chose en réserve, hum ?

Matthias rit et s'exclama:


"Par tous les diables de la forêt noire. On ne t'a donc appris qu'à mordre ? Un peu de poésie, pardi ! D'ailleurs je suis persuadé que les enfants retiennent absolument tout..."


S'asseyant lestement aux côtés de la jeune femme, il tendit les bras vers Sarah:


"Prête la grenouille."


Une fois le bébé bien réinstallé, Matthias lui chatouilla doucement le cou en lui souriant, puis se mit à chantonner clairement et mélodieusement:


"

Jetzt fängt das schöne Frühjahr an
und alles fängt zu blühen an
auf grüner Heide und überall.

Es blühen Blümlein auf dem Feld
sie blühen weiß, blau, rot und gelb;
es gibt nichts Schönres auf der Welt.

Jetzt geh ich über Berg und Tal,
da hört man schon die Nachtigall
auf grüner Heide und überall.

Onze le laissa faire, vérifiant tout de même du coin de l'oeil qu'il s'y prenait correctement avec Sarah...
Quand Matthias commença sa chanson, la jeune maman l'écouta avec attention, ne connaissant pas les paroles. Elle finit par lui avouer quand il eut terminé :

On m'a jamais chanté de trucs comme ça.

La phrase était pour elle lourde de sous-entendus, qu'elle laissa à Matthias le soin d'analyser... Elle enchaina en souriant :

J'me disais que ce serait bien qu'elle apprenne aussi l'allemand... P't'être parce que c'est le seul truc utile que je puisse lui transmettre d'mes origines... Tu voudrais bien le faire avec moi ? Ca serait aussi l'occasion qu'tu passes un peu plus de temps avec... avec ta fille.

Le jeune homme ne répondit pas immédiatement. Il avait glissé ses indexs entre les petits doigts animant ainsi doucement et à sa guise les bras de Sarah dans un nouveau jeu.


"Sans doute est-ce toujours utile de connaître plusieurs langues, même si je n'affectionne pas particulièrement celle là. Faudrait lui apprendre l'anglais aussi...

...

Crois-tu vraiment que c'est ma fille ?"

Tu lui apprendras l'anglais dans ce cas, moi je ne sais pas le parler...

Quand il lui demanda son avis sur sa paternité, Onze les observa tous les deux sans rien dire. Quelle étrange famille ils pourraient former si Matthias décidait de s'impliquer réellement dans l'éducation de Sarah.
Et Henri dans tout ça ? La jeune femme ne put retenir un soupir... L'équilibre serait toujours difficile à tenir, même après la mort de celui qu'elle aimait...

Oui.

La réponse tomba sans préavis, alors que le silence commençait à s'installer entre eux.

Biologiquement en tout cas, je suis sûre que tu es son père. Elle a tes yeux, le même vert, le même éclat. Et certaines de tes expressions parfois...

Oui, bien sur c'était plus que flagrant. Et même si ça n'avait pas été le cas, le jeune homme avait toujours orgueilleusement pensé qu'il était le père. Il avait voulu resté à cause de cette conviction profonde et avait de fait condamné celui qui aurait du être à leur côté...


"Je ne rechigne pas à passer plus de temps ni à m'occuper d'elle. Tu peux me la confier, tu sais."

Onze le dévisagea d'un air soupçonneux, se demandant s'il avait réellement conscience de ce que cela représentait...

Matthias, il s'agit pas seulement de jouer avec elle ou de la surveiller pendant qu'elle dort. C'est aussi la laver, changer sa couche, supporter ses pleurs quand elle est énervée, et je te garantie que c'est pas toujours plaisant !

Je dis pas ça pour que tu renonces hein, juste pour que tu saches à quoi t'attendre avec ce petit ange qui sait si bien se transformer en démon !

La jeune femme sourit toutefois, avant de continuer :

Tu peux la prendre après ses repas. Mais pas la nuit. Je refuse qu'elle dorme près de Naïma. Et bien entendu, je veux savoir où tu vas avec Sarah.

Continuant de jouer doucement avec le bébé, Matthias resta impassible aux remarques de la maman. Sourire cynique lorsque soudain il se pencha vers elle:


"Tu ne nous pardonneras jamais n'est-ce pas ?"

Elle le regarda froidement, avec l'irrésistible envie de lui en coller une. Imbécile...

Tu souhaites vraiment une réponse ? Crois-tu, ne serait ce qu'un seul instant, que je pourrai oublier ce que vous m'avez fait ?

Elle reprit doucement sa fille, les yeux emplis de larmes, qu'elle tenta de retenir tant bien que mal...

Un léger sourire se dessina sur les lèvres de Onze, mais son regard trahissait une certaine lassitude et de la tristesse. Elle souffla au jeune homme :

Je t'aime aussi Matthias. Malgré ce que tu as brisé. Mais tu sais qu'il y aura effectivement des conséquences...

Elle ancra son regard dans celui de son ami et ajouta, d'une voix posée et intraitable :

J'espère que tu ne me décevras plus. Je ne veux plus poser les yeux sur toi et ne voir que ta trahison... Si ça se reproduit, je peux t'assurer que plus jamais tu ne reverras ta fille.

Et l'heure de faire un choix arrivera bien plus tôt que tu ne l'imagines...

Sans sourciller, Matthias soutint le regard de la jeune maman puis demanda doucement:


"Qu'est ce que tu attends exactement de moi, Onze ?"

Ca me parait simple. Si tu veux avoir une place dans la vie de Sarah, être son père, la voir grandir, t'occuper d'elle, il va falloir que tu me promettes de ne plus jamais tuer, directement ou non, quelqu'un auquel je tiens.

Et surtout, tu devras savoir avec qui tu veux aller. Je n'exclue pas la possibilité de rester quelques temps à Twitter. Il faut que tu comprennes une chose. Ce n'est plus moi qui te suivra, comme je l'ai fait jusque ici.

Tu gagnes bien trop souvent, et cela ne me plait pas. A toi de voir maintenant qui de ta fille ou de ta jolie brunette est la plus importante...

Matthias se releva avec un triste sourire.


"Sauf que le jeu n'en est plus un jolie maman. Et que vous avez manifestement toutes les deux décidées que tout le monde perdra..."


Avec une grande révérence, il conclut avant de tourner les talons.


"En attendant ce jour funeste, je suis bien entendu votre serviteur."

Avant qu'il ne se soit trop éloigné, la jeune femme lui lança :

Tu te trompes Matthias ! C'est vous qui avez décidé pour moi il y a plusieurs lunes...

La jeune femme reporta son attention sur le bébé et lui murmura :

Ne t'en fais pas Sarah, Papa ne t'abandonnera pas. J'y veillerai.

Onze déposa un baiser sur le front de sa fille avant de se relever pour retourner au campement...