Formation traditionnelle.

La longue marche n'avait pas été pour Henri une franche rigolade : malgré la lourde protection offerte par son pardessus sombre, il avait largement souffert de l'éclat du soleil... Sa peau d'habitude si blafarde prenait en cette soirée des teintes inhabituelles, rouge-orangées, et ressortait tel un néon sous ses longs cheveux noirs.

Aussi fut-il soulagé lorsque la nuit arriva, baignant les environs de sa pénombre délicate et protectrice. Henri, suintant littéralement de sueur, en profita pour quitter son lourd manteau, exhibant une chemise pâle jaunie par le temps et la vétusté, humide et imbibée par l'activité physique précédente.

Lorsque le repas fut servi, il ingurgita rapidement, sans mot ni commentaire, le breuvage chaud qui faisait offcie d'un plat unique simple mais néanmoins nourrissant. C'était une sorte de potage à la saveur indéfinissable, à l'opacité douteuse, au contenu suspect... une fois le repas terminé, il s'allongea un moment, profitant encore un instant des autres avant de s'isoler comme à son habitude.

C'est là qu'il comprit que quelque chose ne tournait pas rond : un léger tremblement, rythmique et constant, commença à agiter les doigts de son main droite. Il le fixa d'un air un peu inquiet, et ferma le poing pour le faire céder : sans succès... Puis ses pensées commencèrent à fuser dans une sorte de manie logorrhéique : fading, barrage mental, accélération du cours de sa réflexion... Des idées variables prenaient possession de son âme : heureuses, angoissantes, motivantes, inquiétantes, coléreuses, pitoyables, illogiques, rationnelles, joyeuses, frustrantes...

Perdu, il releva alors les sourcils, et scruta Alopias qui arborait un air fièrement amusé... D'une phrase rapide, presque crachée, il expliqua la raison de cet état... Une impression de fierté perverse brillait dans ses yeux : celle de l'empoisonneur qui regarde avec cynisme ses victimes se noyer dans sa mixture pharmacologique...

Henri, un expression neutre sur le visage, se leva alors avec excitation, tandis que le couple s'écartait dans la forêt. Il s'élança derrière eux, tandis que d'un geste rapide, son pardessus retombait sur ses épaules. Lorsqu'il fut à quelques mètres d'Alopias, celui-ci se retourna pour voir l'Homme Sombre le rejoindre. Henri offrit alors un large sourire ludique à son formateur, dévoilant sans timidité ses dents blanches d'habitude si discrète, alors que sa main droite se glissait doucement sous le pan de sa veste. Une fois tout proche de son interlocuteur, il posa la main gauche sur son épaule, et avança son visage tout prêt de l'oreille d'Alopias, de sorte que leurs corps ne soient distant que de quelques fragiles centimètres.

D'une voix bizarrement gorgée de sentiment, il glissa avec discrétion :

"Hahahahaha *rire feutré*
Très bonne idée le coup de l'excitant dans la nourriture. D'expérience, il est vrai qu'une nuit de méditation forcée ne peut faire qu'un très grand bien à l'âme privée de sommeil.
Des années que je le pratique... Héhéhéhé"

Son rire, d'abord si innocent, prit des consonances ambigues, inquiétantes, perverses, alors que sa voix redevint froide et impersonnelle.

"... sans en avoir le choix, tout ça parce que mon esprit n'arrive plus à trouver ce satané repos sans somnifère..."

Soudain, la pointe d'une lame, métallique et glaciale, vint se poser avec délicatesse juste sous le nombril d'Alopias... Un avertissement discrètement dissimulé par le pardessus noir et l'obscurité avoisinante, de sorte que la jeune Jade, même toute proche, ne puisse s'en rendre vraiment compte.
Un sourire cruel prit possession des lèvres d'Henri alors que son regard menaçant se plongeait dans les yeux de son interlocuteur. Il susurra alors, tel un serpent :

"La prochaine fois que tu t'amuses à jouer les empoisonneurs, même pour une formation, je t'enfonce cette petite chose jusqu'à la garde, et je te regarde crever avec délice, les tripes à l'air, durant de longues heures de souffrance... Compris ?"

Une fois le sincère conseil proféré, Henri rangea d'un geste habitué le couteau dans sa poche intérieure, puis se recula de trois pas. Regardant Jade avec bienveillance, il s'exclama, souriant: "Bonne soirée, et soyez sages..."
Ses yeux laissaient entrevoir un éclat inhabituel, maniaque et brulant, témoin d'un organisme gorgé de morphobloquants et de neurostimulants...

"Je vous laisse avec Onze pour veiller sur vous."

A ces quelques mots, Onze leva le nez de son assiette et fixa Alopias d'un air à la fois étonné et irrité. Surveiller les autres ? Et puis quoi encore. Contrôler les uns, garder à l'oeil les autres, dans un but qu'elle n'avait pas choisi, cela ne lui plaisait guère....

Un visage, un souvenir se dessina dans son esprit. Le Gardien. Non. C'était impossible. Pas lui. Elle s'alluma une cigarette. Ce rôle n'était pas pour elle, elle l'exécrait même. Et depuis si longtemps...

L'intervention d'Henri mit fin à ses réflexions. Silencieuse, elle quitta sa place pour rejoindre le trio qu'il formait avec Jade et Alopias. Impossible de savoir ce qu'il disait, mais son expression n'engageait rien de bon.

La jeune femme soupira d'aise. Un peu d'action, enfin ? Elle observa les deux hommes, se demandant comment réagirait Alopias, s'imaginant déjà quelques coups échangés, qui auraient au moins le mérite de la distraire quelques minutes. Mais, à sa grande déception, rien ne vint, rajoutant presque à sa contrariété. Et cette cigarette qui était finie, l'obligeant à en prendre une nouvelle...

Elle se décida enfin à prendre la parole, de ce ton si désinvolte et provocateur qu'on lui connaissait, regardant tour à tour Henri et Alopias :

Ca y est ? Vous avez fini d'vous susurrer des mots d'amour vous deux ? C'était presque mignon, manquait plus qu'un p'tit bisou pour conclure. Vous nous l'ferez la prochaine fois ?

Un large sourire moqueur ponctua sa phrase, tandis qu'elle se plaçait quasiment entre les deux hommes, en face d'Alopias.
Bien plus petite que lui, et bien sûr plus frêle, Onze ne semblait pas se soucier de ces désavantages et plongea son regard dans celui de l'homme. Le ton qu'elle employait s'était fait plus froid et incisif :

Au fait Monsieur le Formateur. J'aime pas jouer à la nounou. Alors soit tu t'en vas et ils se débrouillent seuls, soit tu prends tes responsabilités, tu restes ici et tu les surveilles toi même. Je suis sûre que votre partie de jambes en l'air pourra attendre un peu.

Elle tira sur sa cigarette et, avec nonchalance, souffla doucement la fumée au visage d'Alopias.

Alors ? Plaisir personnel ou Bien du groupe ? Tic tac, tic tac, il faut choisir...

D'un air pernicieux, elle lui sourit à nouveau, attendant sa réponse...

Alopias reste stoïque face à la menace des deux "victimes" de ses idées stupides, même la pression de la lame sur son ventre ne semble pas le surprendre. La question de Onze appelant de sa part un simple haussement d'épaules.

-Puisque tu insistes ! Mais contrairement à ce que tu pensais, je n'allais pas tirer mon coup, mais me mettre en sécurité. Les réactions à la privation de sommeil sont imprévisibles, et j'ai le sentiment qu'on ne va pas beaucoup m'aimer cette nuit. Mais je suis persuadé que demain soir, quand… *il lance un regard à Henri*… presque tout le monde aura finalement eu ses huit heures de dodo… ils constateront l'intérêt de la chose et réussiront à me pardonner.

Il sourit à Onze, un sourire montrant sa confiance en lui…

-Mais si tu ne marches pas avec moi sur cette formation, on peut aussi bien préparer un truc qui annulera les effets de la drogue et organiser une séance de stretching en body rose pour tout le monde à la place… mais il m'avait semblé qu'un entrainement à la dure plairait plus. Je ne sais pas pourquoi !

Sans moquerie aucune, il lui sourit franchement, dévoilant ses dents étrangement blanches dans la pénombre.

-Alors tu sais la nounou ? Moi je n'aime pas jouer au formateur, alors soit tu participes à cette formation un peu particulière avec moi, soit tu me demandes de préparer le remède et tu t'occupera à l'avenir toute seule de les former à ta façon. Quand à mes ébats, ils ne font de mal à personne et ne regardent que moi et Jade.

-Alors ! On essaye de tirer partie de cette méditation forcée ou on en revient aux méthodes de mamie ?

Onze avait tenté avec difficulté de contenir sa colère. Mais là, s'en était trop. Les sous-entendus mesquins d'Alopias et son attitude irresponsable envers le groupe n'eurent pour effet que d'aviver un peu plus la rage de la jeune femme.

Pour la première fois depuis qu'elle était avec les Infidèles, elle abandonna son calme habituel et laissa parler sa fureur :

P'tain mais c'est pas possible d'être aussi con ! Tu l'fais exprès ou quoi ?

Depuis quand on drogue les gens à leur insu ? Des personnes qui t'font confiance ! Mais dont tu ignores totalement leurs possibles réactions ! Sais tu qu'Henri prend des comprimés ? T'as pensé au mélange que ça pouvait produire ? Et Naïma qui n'est visiblement pas bien en ce moment ? Et Tan avec qui vous avez d'jà eu des ennuis ?!

Alors TA sécurité et celle de ta copine c'est bien, mais celle des autres ? Tu t'en fous à ce point ? T'as toi même dit qu'ils pouvaient être imprévisibles ! Penses tu vraiment que je suis de taille à m'opposer à un des mecs s'il devient barge quand il est sous acide ?? Mais merde quoi ! S'agit même pas que d'moi... Mais de tout le monde ! C'est dangereux !

Tu es d'une inconscience totale ou d'une bêtise infinie, j'en sais rien !

Mais en tout cas, plutôt que d'faire le malin, tu vas t'magner à préparer un remède pour tout l'monde, j'ai pas spécialement envie qu'y'en un qui nous claque dans les doigts !

Il y avait autre chose qu'Onze révélait à ce moment. Malgré ses airs indifférents et solitaires, elle démontrait une certaine inquiétude pour ses compagnons de voyage...

Henri, une expression inhabituellement vivante sur le visage, posa ses yeux grand-ouverts sur la mousse verdâtre et filamenteuse qu'il tenait dans sa main. Puis, roulant les yeux vers la droite, tel un caméléon à l'affut, il fixa un court instant les courbes élancées et délicatement sensuelles de Onze.

Un sourire autant ludique que lubrique déforma ses lèvres fines, tandis qu'il s'approchait d'un pas décidé de la jeune femme. Il l'observait toujours : la robe légère verte épousant la peau fine de son dos, laissant deviner à son imaginaire le galbe ferme de ses fesses. Il se mordit alors la lèvre inférieure, tandis que l'antidote végétal tombait au sol, libéré de sa main ouverte.

Il approcha alors sa bouche de la jeune brune, tandis que son bassin se collait contre elle. Sa voix s'éleva, faussement douceâtre, définitivement décidée et follement tentatrice...

" Hahahaha * rire aux relents étrangement euphoriques*
Et si je n'avais pas envie de prendre cette herbe ?
Et si je décidais de profiter de ces effets indésirables gracieusement offerts par notre ami Alopias pour une activité nocturne un peu plus physique que spirituelle ?"

Il enlaça alors la hanche de Onze, et serra de ses dents le lobe de son oreille, avant d'y poser une très courte caresse linguale...

"Qu'en penses-tu, jolie jeune femme ? séduisant, non ? Héhéhé"

Après quelques pas, Matthias avait piqué un sprint décousue à travers une végétation de plus en plus épaisse. S'éloigner le plus vite possible comme si disparaître pour les autres le ferait disparaitre tout court.

Une course d'une minute peut être, juste le temps de ne plus distinguer grand chose, juste le temps de s'étaler après avoir trébuché sur dieu sait quoi. Sa tête heurta quelque chose. Il se retourna et resta un moment sur le dos portant une main incertaine à son arcade. Une légère coupure, un peu de sang ou pas... il gouta la matière visqueuse qui s'était accrochée au bout de ses doigts... oui un peu de sang.


Les traces que l'animal traqué cessèrent à cette endroit.


Dans l'ombre épaisse, Matthias s'adossa un instant à un arbre non loin, souffle court, esprit circulant à toute vitesse.
Se calmer, ne pas sombrer dans une paranoïa malsaine...

La forêt se mouvait lentement, agitant une branche d'un coté, laissant échapper une ombre plus opaque de l'autre. Et le jeune homme sombrait bien qu'il luttait de toutes ses forces, envahit progressivement par cette peur irraisonnée.


Soudain un bruissement. A peine perceptible, le mouvement souple d'un chasseur avisé. Matthias cessa de respirer. Ses doigts se crispèrent convulsivement sur le petit poignard qu'il portait à la ceinture. Une arme de sale petit bandit, de voleur, d'assassin.


Planqué, il ne bougeait toujours pas... Mais au moment opportun il bondit derrière l'ombre qui passait à sa portée.

Technique de rat de ruelle. La lame se posa sous la gorge prête à trancher. Matthias souffla à l'oreille ennemie d'une voix étranglée:


" Qu'est ce que tu fous là ? "


Le chasseur était une chasseuse aux longs cheveux sombres mais le jeune homme avait l'esprit bien trop loin pour imaginer une seconde que, peut être, elle s'était inquiétée pour lui.

Au contact des doigts de Naïma, le jeune homme frissonna légèrement. Son bras retomba et il la fixa. A ce moment la jeune femme put sentir tout le pouvoir qu'elle avait sur lui.

Malgré tout Matthias renifla, fit disparaitre son arme, essuya l'arcade qui le gênait du revers du poignet, tout en jetant un regard torve et légèrement dégouté au lambeau de mousse.


Se mordant la lèvre inférieure, Matthias secoua lentement la tête en signe de dénégation.

D'un air de gosse buté et quoiqu'il ne se sente pas particulièrement bien, il répondit juste:


"Non."

Un ange gardien. Un ange gardien auquel il avait fait du mal mais qui pourtant acceptait de garantir son sommeil... Même si c'était après une compensation en nature, Matthias lui vouait toute la reconnaissance possible pour cela.
I
l inspira profondément tentant de reprendre un peu de calme. La seule présence de la jeune femme semblait le détendre mais ça ne l'empéchait pas de jeter quelques regards vaguement anxieux par dessus son épaule.

Un baiser fut déposé à la naissance du cou avant qu'il ne réponde:


"Je n'ai jamais dormi normalement, mon ange. Mais oui je préfèrerai rester sagement dans tes bras plutôt qu'être nul part ailleurs."


Un pale sourire s'imprima sur ses lèvres et il tendit la main pour se laisser entrainer mais n'ayant apparement aucune intention d'avaler son herbe. Avec son air de gamin subjugé, il laissa échapper un timide:

"Merci."