(Dé)stokage

Sous la tente le son des respirations haletantes laissaient peu à peu place aux sonorités extérieures, le bruissement doux des arbres, les pas feutrés de quelques animaux nocturnes.

Moment propice à l’endormissement.

Mais Matthias, la tête reposant sur le ventre de sa maîtresse, était apparemment disposé à troubler la quiétude post-coïtale. Sans préavis, un peu comme s’il continuait une conversation déjà engagée, il dit à Naïma :


« Varg m’a dit qu’il avait été question que tu repartes à Polaris avec lui… »


Léger flottement l’espace d’une seconde. La nuit fit mine de s’insinuer à nouveau dans l’abri mais recula sous la reprise de parole du jeune homme. Ca avait sonné plus comme une constatation inquiète que comme un reproche et la suite résonna comme de la simple curiosité :


« Pourquoi tu ne me parles jamais de la fénom ?

"Enfin, ça aurait aussi dépendu de toi... "

Le jeune homme hoqueta de rire. Silencieusement d'abord puis tout à fait franchement. Au bout de quelques seconde, il se tourna sur le flanc, joue contre la peau féminine, une main venant se poser non loin.


"Dépendre de moi... A qui espères-tu mentir à moi ou à toi ? Tu as déjà décidé."


Une nouvelle fois il était difficile de savoir comment Matthias appréhendait les choses, surtout qu'il rajouta de but en blanc:


"Mon ange... On fait un enfant ?"

"Pour le partager avec toi et parce que quand on y croit assez les choses arrivent. Je lui trouverais un cheval et un animal de compagnie et toi tu lui apprendrais à nager. Tu crois pas que ce serait chouette ?"


Sa voix était douce essayant manifestement de convaincre la jeune femme mais les propos étaient sans doute difficiles à encaisser pour elle.
A se demander s'il était aussi stupide pour ne pas s'en rendre compte...

Haa !!! Bien sur que si. Et ce monde là n'est certainement pas pire que l'autre.
Mais ya manifestement pas grand chose que tu veuilles partager avec moi."


Cette fois ci Matthias ne rajouta rien et se rallongea sur le dos en se détachant de la jeune femme.

La nuit était déjà bien avancée et le campement semblait endormi. Sous sa tente, Onze déposa un baiser sur le front de sa fille, relevant la couverture jusqu'à son menton, observant quelques instants avec fierté et bonheur le bébé assoupi...

Discrètement, la jeune femme fouilla dans son sac, prenant soin de ne pas éveiller Sarah, puis sortit sous les étoiles. Elle s'éloigna de sa tente, et regarda le paquet qu'elle tenait dans sa main. Une once de remords et de culpabilité serra son coeur un instant, mais elle ne fumait plus qu'à intervalles très espacés, ce qui soulagea sa conscience, à tord ou à raison, peu lui importait...

Une légère flamme vint allumer la cigarette, dont le bout rougeoya dans la nuit, seul signe visible de sa présence. Elle avança entre les tentes, silencieuse, rêveuse, un peu ailleurs. Jusqu'à ce qu'une silhouette se découpa sous la pâle clarté de la lune. Elle la reconnut tout de suite.

Naïma ?

Elle hésita d'abord à s'approcher d'elle, se demandant ce que la brune faisait là. Mais elle finit par se décider et fit les derniers mètres qui les séparaient. Elle posa sa main libre sur l'épaule de la jeune femme pour lui demander :

Est-ce que tout va bien ?

La main de Onze.
Onze ... avec une pointe d'inquiétude dans la voix à son égard.
Onze, à l'origine de ses douleurs. Onze, qui venait la réconforter.

Elle se retourna face à la jeune maman, détacha doucement la cigarette de ses lèvres, la porta à sa bouche, inhala une bouffée de cette fumée qu'elle savait toxique, puis la reposa là où elle l'avait trouvée.

Matthias vient de me demander de faire un petit frère à Sarah.

Par cette phrase, elle avouait qu'elle devinait facilement la paternité de Sarah.

Je l'ai envoyé se faire voir.

Pourquoi elle disait ça ? Pourquoi elle avouait ça à Onze, justement à elle ?
Parce qu'elle était là au moment où elle avait besoin de parler ? Ou parce que malgré tout, la jeune femme n'avait jamais rien fait contre elle, à par lui voler Matthias. C'était elle qui l'avait bercée après la mort de Tuuluuwaq. C'était elle qu'elle avait réclamée quand Sarah avait commencé à sortir.

Je ne veux pas partager le père de mes enfants.

Elle baissa la tête.

Non, ça va pas.

Son mari... Onze tira quelques bouffées sur sa cigarette, puis tourna doucement l'alliance qu'elle portait... Et Henri...

L'harmonie peut se créer sur la différence. Henri était sombre, peu loquace. Mon opposé. Mais il me complétait, et c'est cela qui nous plaisait. J'aimais sa présence, son ombre autour de moi. Son regard parlait pour lui...

Quant à Eric... Eric était... différent. Une autre philosophie, que j'ai adoptée. Qui me l'a enlevé, certes, mais qui me permets de vivre pleinement. Nous ne sommes pas faits pour avoir des regrets Naïma. Nous ne pouvons pas nous le permettre...

Elle se savait évasive, mais les mots lui venaient difficilement, comme à chaque fois qu'elle évoquait son mari. Et au fond d'elle, Onze se demandait si Naïma pourrait accepter cette vision de la vie, tellement différente de la sienne...

Je fais tout ce qui est possible pour ne rien regretter.

Une troisième cigarette... Les habitudes revenaient vite...

La vie est trop courte. Enfin, tu peux bien vivre jusqu'à 80 ans, mais à cet âge là, que seras-tu encore capable de faire ? A part vivre sur des souvenirs ? Et encore, c'était valable avant, mais maintenant... Je ne pense pas que le crash ait augmenté notre espérance de vie...

Carpe Diem, tu connais ? C'était la devise d'Eric. Vivre et profiter tant que nous le pouvons. Toutes les formes de plaisirs.

Je ne regrette pas d'avoir couché avec Matthias. Même si je savais qu'il était avec toi. Le sexe et l'amour sont deux choses distinctes. Eric et moi étions en harmonie parce que nous nous aimions et nous faisions confiance. Tu comprends ? Le sexe n'est qu'un plaisir parmi d'autres, ça n'empêche pas Matthias de t'aimer. Ca n'empêchait pas que j'aimais Eric, ou Henri. Il faut séparer l'amour et la fidélité sexuelle. C'est la fidélité des sentiments qui importe...

Je ne veux pas arriver au terme de ma vie et me dire "j'aurai pu faire ça ou ça". La mienne ne sera pas longue, je suis déjà condamnée. Tu vois, c'est comme la clope. J'aime fumer, alors que ça détruit encore plus mes poumons. J'essaie de me restreindre, pour Sarah. Mais je ne veux pas abandonner totalement ce plaisir.

Quand tu te leveras demain, dis toi que c'est le premier jour du reste de ta vie. Et profites en. Sois heureuse, sois égoiste, pense à toi. Personne ne sait ce qu'il nous arrivera demain...

A son tour, la jeune femme sembla réfléchir... Regrettait-elle quelque chose ? Ses parents peut-être, à qui elle avait mené la vie dure et qui l'avaient placée dans cet Institut ? Le suicide d'Eric, qui la contraindrait un jour à faire de même, pour respecter sa promesse ? Sa fuite de l'Institut et l'abandon de ses amis ? Son départ d'IronWood à l'époque où Van Zan y était ? Et Henri ? Matthias ? Muse ? Sarah ?...

Non. Je ne regrettes rien. J'ai souffert, dans ma chair comme dans ma tête, j'ai perdu des êtres que j'aimais, mais je n'ai pas de regrets.

Tu sais pourquoi ? Parce que toutes ces épreuves m'ont apportées ensuite de très bons moments.

Je pourrais par exemple regretter la mort de Muse, parce qu'elle m'a enlevée Henri. Mais j'aurais aussi pu ne jamais le connaitre, ne jamais l'aimer...

Sa main se posa à nouveau sur le bras de Naïma, à qui elle adressa un léger sourire...

Ne dis pas que tu ne peux pas. Tu n'as jamais essayé.

L'intonation et les mots auraient pu paraitre durs s'ils n'avaient pas été nuancés par le sourire de Onze. Au contact de la brune, le comportement de la jeune maman avait évolué, elle s'était faite moins égoïste pour cette femme qui semblait perdue, même si Onze refusait de se l'avouer...

Tout s'apprend Naïma. Rien n'est inné. J'aime à penser que nous naissons tous égaux, et que nos différences viennent de la manière dont nous nous construisons. Je ne crois pas au hasard, ni au destin. Tout est modifiable, il suffit de le vouloir et d'agir. Nous n'avons qu'une certitude, celle qu'un jour nous mourrons. Le reste nous appartient.

Je pourrai t'accompagner, si tu le souhaites. Peut-être réaliseras-tu des choses auxquelles tu n'aurais jamais pensé, ou que tu te serais refusées. Au début, c'est difficile, il faut oser se dépasser. Après, avec l'habitude, tout devient plus simple, plus naturel...

Le regard de la jeune femme se perdit quelques instants dans les étoiles...

Aux yeux de certains, j'apparais comme dénuée de sentiments, froide, parfois puérile et insignifiante. J'ai conscience de tout ça. Mais si tu savais à quel point je m'en fous ! Ils peuvent bien croire ce qu'ils veulent, je suis sans doute mieux dans ma tête que la plupart d'entre eux...

Un choc ?

Onze dévisagea la brune assise à ses côtés, se demandant si elle était bien sérieuse. Un choc... Onze aurait pu lui en donner, lui avouer certaines choses, mais à quoi bon ? Un sourire en coin se dessina sur les lèvres de la jeune femme...

Ca marcherait surement sur certaines personnes. Pas avec toi. Ou pas encore... On croit toujours qu'il faut tomber pour s'endurcir. Ce n'est pas vrai, 'fin pas tout le temps. La volonté, Naïma. Gardes ça en tête.

Je t'aiderai, à chaque fois que tu me le demanderas. N'hésites pas.

Son regard se fit plus brillant lorsqu'elle lui demanda :

Quel est ton plus grand rêve ? Qu'aimerais-tu faire, là ? Même si c'est infaisable, impensable, purement égoiste, qu'est ce que c'est ?

Le rêve si simple de Naïma déstabilisa Onze quelques secondes. Elle avait dû mal à y voir un obstacle, si ce n'était Matthias, et encore... La jeune femme ne put retenir un bref éclat de rire ironique avant de lui répondre :

Je ne m'attendais pas à ça, j'dois te l'avouer ! Retourner à Polaris... C'est vraiment ça que tu souhaites ? Mais Naïma, tu as l'occasion avec Lennart d'y aller, non ? Pourquoi hésiter ? Pour Matthias ? Ce n'est pas une raison valable...

Elle soupira, d'un air presque triste et résigné :

Je suis sûre qu'il t'accompagnerait. Il n'a pas de raison de rester avec nous, si ce n'est Sarah. Mais il sait que la petite ne serait pas seule, contrairement à toi.

La question est plutôt de savoir si tu as réellement envie de l'emmener avec toi, si tu as envie de partager avec lui ce que tu as vécu à Polaris. Il y a certaines choses qu'on ne peut pas partager, même dans un couple, le plus uni soit-il. Cette ville peut être cet endroit, ce jardin secret...