Pendant qu'ils dorment...

Frustration...

Insidieuse, rampante, elle avait pris possession de son esprit.

Tout cela ne s'était pas passé comme prévu. Il avait pourtant cru à une menace, et s'était jeté d'instinct dans la mêlée, croyant bien faire. Et tout lui avait échappé : Jade avait été choquée devant ses yeux, alors qu'il avait voulu la protéger. Tan avait réussi à filer, sans rendre de comptes... Et Matthias, joyeux diplomate volubile, avait débarqué sans prévenir, rajoutant son grain de sel à une situation déjà chargée en épice.

Il avait préféré fuir, en silence, se persuadant qu'il passerait outre le ressenti de ses camarades. Pourtant, une profonde sensation de vexation lui tordait les tripes.

Il essaya de se calmer, marchant seul dans le sable, faisant appel à toute sa raison... Sans succès ! Pourtant, il y a peu, cela serait passé sur lui sans encombre, sans sentiment, tel une goutte glissant sur l'imperméabilité de son tact.

Que lui arrivait-il ? Etait-il en train de devenir plus "humain" ?

Il s'assit dans l'herbe fraiche, et tâtonna par réflexe l'intérieur de son pardessus... Ses doux comprimés de sommeil artificiel s'agitèrent tels des grelots dans leur prison métallique. Non, il ne cèderait pas à la facilité d'une nuit de repos. Déjà parce qu'il s'était réveillé frais et pimpant au petit matin : la rareté de ses somnifères devait lui les faire économiser. Et puis il n'en avait pas envie : trop simple, cette nouvelle fuite pleine de lâcheté ne lui plaisait pas.

Il lui fallait autre chose... Il repensa alors à l'unique cigarette offerte par Onze au matin de leur nuit commune. Voilà ce dont il avait besoin...

Il se leva alors, et s'approcha telle une ombre du campement de la jeune femme.

Elle était étendue là, abandonnée naïvement dans les limbes hypnotiques de la nuit. Une frêle toile de tissu fin était lassivement posé sur son dos, laissant deviner dans le creux de ses reins un mystérieux et élancé tatouage d'allure tribale. Il s'assit à côté d'elle, et l'observa quelques instants, avant de lui caresser doucement la joue.

Elle reprit conscience lentement, et posa sur lui un regard lointain et flou. Henri s'essuya alors la lèvre inférieure, constatant que celle-ci saignait encore légèrement.

Il approcha alors son visage de l'oreille de la jeune femme toujours endormie, et lui glissa :

"Tu m'as dit de venir te trouver si j'en avais besoin... C'est le cas..."

Endormie profondément, comme bien souvent, Onze n'avait rien entendu de l'altercation dans le campement. Perdue dans le méandre de ses rêves, la jeune femme n'avait pas senti la présence d'Henri à ses côtés, l'ayant intégré à ses songes lorsqu'elle avait furtivement ouvert les yeux...

Ce ne fut que lorsqu'il lui murmura à l'oreille que son esprit revint peu à peu à la réalité. Elle se retourna, attrapant d'une main la couverture qui ne cacha dès lors que très subtilement sa poitrine. Quelques mots incompréhensibles se firent entendre avant qu'elle ne se réveilla totalement, regardant un temps l'homme d'un air surpris mais ravi...

Un bâillement. Puis Onze s'étira, féline, cambrant légèrement son dos, avant de s'assoir à côté d'Henri. Elle déposa un léger baiser dans le cou de son amant et lui demanda d'un ton joyeux :

Tu as besoin d'une autre cigarette ? Ou de ma présence ?

Un sourire doux ponctua sa question. Silencieuse, elle le dévisagea, s'interrogeant tout de même sur sa présence auprès d'elle quand elle remarqua la lèvre gonflée de l'homme. Un soupçon d'inquiétude passa dans son regard mais elle continua à ne rien dire. Il n'était surement pas venue la trouver pour se faire bombarder de questions et sa curiosité attendrait bien...

Délaissant sa mince couverture, elle attrapa une gourde posée près de son couchage et un linge qu'elle imbiba d'eau. Avec une infinie délicatesse, Onze entreprit alors de nettoyer la bouche ensanglantée, tapotant doucement sur la blessure, jetant de temps à autre un regard à Henri pour vérifier qu'elle ne lui faisait pas mal.
Quand elle eut fini, dans un geste quasi maternel, elle l'embrassa sur le front avant de caresser les longs cheveux bruns, souriant toujours...

Elle finit toutefois par briser le silence :

Tu veux discuter un peu ? Dormir ici ? Ou autre chose ?

Sa main se posa sur le menton d'Henri, l'obligeant à tourner légèrement la tête, et posant ainsi un baiser aux coins de ses lèvres...

Henri se laissa faire sans dire mot durant les soins que la jeune femme lui prodiguait. Il ne laissait rien paraitre, rien filtrer, murant sa colère intérieure dans un cocon invisible, essayant tant bien que mal de la contrôler.

Pourtant, malgré les petites attentions charmantes de Onze, il n'arrivait pas à se calmer : les caresses, baisers, doigts dans les cheveux et autres tendresses étaient certes agréables, mais bien peu efficaces en cet instant.

Lorsqu'elle lui demanda la raison de sa venue, ses sourcils se froncèrent, accompagnant une expression assez grave sur son visage... Ses yeux gris la parcoururent, teintés d'une aura étrange, prédatrice et animale, appréciant chacune de ses courbes, chacune de ses formes, chaque mystère de sa peau. Sa main caressa alors son visage au reflet adolescent, puis glissa jusqu'à son avant bras en un frottement rugueux. Henri saisit alors son poignet avec une certaine force, et le maintint plié, contraint, emprisonné.

Il jeta alors profondément son regard dans le sien, lui adressant un message visuel cru, gorgé de désir brut et non dissimulé. Une voix plus sombre et plus rauque qu'à l'habitude sortit de sa bouche :

"Je n'ai pas vraiment envie d'une cigarette, non... Mais plutôt de Toi, à vrai dire."

Un vif éclat de rire répondit à Henri. Une lueur malicieuse s'était allumée dans les yeux de la jeune femme lorsqu'elle daigna enfin parler, un peu moqueuse :

Hé bien beau brun ! T'es pas si renfermé que ça finalement !

Elle s'alluma une cigarette, feignant de n'avoir que faire des envies de l'homme. Observant les jeux tortueux provoqués par la fumée, Onze demanda d'un air distant, presque désintéressé :

Et tu crois que je suis à ta disposition ? Qu'il te suffit de venir pour te retrouver dans mon lit ?

Son regard s'était fait plus dur lorsqu'elle le posa à nouveau sur Henri, observant ses réactions, cherchant sur ses traits une quelconque réponse. La cigarette venait de s'éteindre tandis qu'un sourire narquois grandissait sur ses lèvres, se transformant sur la fin en une expression plus réjouie. Elle ria à nouveau, de ce rire perçant et cristallin qui la caractérisait, avant de lancer :

Fais pas cette tête là... C'est toujours bien de savoir ce qu'on veut...

Posant sa main derrière la nuque d'Henri, elle l'attira à elle pour l'embrasser avec toute la fougue de sa jeunesse, décuplée par l'irrépressible envie qu'elle avait de lui.
La couverture était tombée, lui dévoilant une nouvelle fois son corps totalement nu qui s'échauffait rapidement. Et tandis que sa langue jouait avec celle adverse, Onze retirait à Henri son manteau et sa chemise...

Une fois libéré du joug des lèvres fougueuse de la jeune femme, il recula légèrement la tête. Il arborait une mimique troublante : sourcils froncés, regard glacial, sourire cynique en coin, presque pervers.

Il saisit alors les mains de Onze, après qu'elles eurent raison de l'entrave de sa ceinture en cuir. Il les serra fermement, les tordant légèrement, comme pour soumettre sa partenaire.

"Ne me provoque pas..." lança-t-il d'une voix à la connotation malsaine.

Face à lui, la jeune femme opposait à sa sensuelle brutalité une désinvolture taquine, se mordillant la lèvre inférieure comme pour décupler la rage de son amant. Le fait qu'une fille si jeune eut en ce moment un tel contrôle sur la situation attisa encore le feu intérieur de Henri.
"Elle veut jouer..?" pensa-t-il "Alors jouons..."

Il maintint donc l'étreinte produite au niveau de ses poignets, et la força à se tourner, dos à lui. Sa main libre caressa avec force le ventre, puis la poitrine de sa partenaire, alors que sa bouche posait un baiser appuyé telle une morsure vampirique dans son cou nacré. La pression de son sexe contre les douces fesses galbées de Onze augmenta encore son excitation, jusqu'à en devenir insupportable...

Il avait converti toute la rage accumulée dans la soirée en libido animale... Grâce à l'aide de sa jolie victime consentante, il allait maintenant pouvoir se libérer.

Onze fut alors plaquée thorax au sol, tandis que les mains d'Henri sillonnaient rugueusement son dos, des épaules jusqu'à la courbe de ses cuisses. Il la pénétra alors profondément, asseyant par le fait l'entière domination qu'il avait sur elle. Puis suivit la répétition des va-et-vient, rythmée à chaque aller-retour par un primitif râle guttural, un claquement de deux peaux en contact, un gémissement incontrôlé.
Les doigts enfoncés dans la chair de sa maitresse, Henri s'abandonnait à sa furie en une rafale de saccades bestiales...



...Jusqu'à ce que, quelques minutes plus tard, la fragilité masculine reprenne le dessus en une succession de contractions périnéales, obligeant l'Homme Sombre à abdiquer, et à affranchir sa partenaire alors qu'il s'allongeait sur elle, enfin calmé et délivré de ses pulsions.

La jeune femme n'avait rien dit, acceptant docilement la position imposée pour mieux jauger des capacités et de l'imagination de son nouvel amant. Sa satisfaction ne s'était exprimée que par quelques gémissements et cris semi étouffés, notamment lorsqu'elle atteignit le point ultime de l'extase...

Elle se dégagea avec souplesse de l'étreinte d'Henri et s'assit à côté de lui, une cigarette allumée aux lèvres. Sa main se promenait sur le corps de l'homme, retenant lentement chaque forme, chaque contour jusqu'à la texture parfois rude ou douce de la peau masculine...

Alors... Tu es calmé ?

Les mots avaient été prononcés sans animosité ni provocation, ne se référant qu'à son arrivée impromptue dans sa tente et à sa blessure apparente. Elle se recoucha peu de temps après, allongée si près de lui qu'elle pouvait sentir la chaleur de sa peau.

Le sommeil fit de nouveau irruption dans son esprit qui s'engouffra alors dans un tourbillon vertigineux de souvenirs. Un léger tremblement agita le corps de Onze qui murmura d'une voix presque plaintive bien qu'assoupie :

Restes avec moi... Pour cette nuit au moins...

Onze s'était retournée vers lui, paupières closes, une main posée sur le biceps d'Henri...

"D'accord..." lui répondit-il d'un souffle adressé au creux de son oreille. Il lui devait bien ça.

Dos contre sol, la nuque posée contre un mince oreiller de toile à l'utilité uniquement symbolique, il inspira doucement. Onze était enlacée contre son bras gauche, et il ressentait avec calme les effluves gorgées de nicotine qui s'échappaient lentement de ses lèvres. Il caressa alors tendrement ses longs cheveux bruns, en une sorte de berceuse corporelle, jusqu'à ce que son âme ait rejoint le royaume des rêves.

Il l'avait utilisée, comme paratonnerre charnel luttant contre ses pulsions enfouies. Et docile, elle ne s'était plainte, s'était abandonnée à sa domination libidineuse...

Elle l'avait changé... C'est entre deux gémissements inconscients de son amante qu'il s'en était rendu compte... Les nouvelles pensées plus sociales, plus libertaires qui s'infiltraient insidieusement dans son âme devaient être l'œuvre de Onze, sorte d'éclairs d'humanité étincelants dans l'obscure rigueur de son éducation.

Se sentait-il menacé par ces nouvelles perspectives ? Il ne savait le dire... A la fois prudent et curieux, craintif et aventureux, il hésitait encore à s'évader de son esprit trop strict, devenir fugitif face sa raison froide et insensible.

Il ferma les yeux, et souffla...
Autour de lui, un silence bienveillant régnait sur la plaine, berçant les Dormeurs qu'il veillait.
Entre ses bras, une jeune femme endormie voyageait par delà ses rêves.
En lui, une invisible bataille entre rationnel et passion commençait à ébranler son âme...