Rencontre avec Henri

Naïma observait l'homme depuis un certain temps. Cela faisait presque 1h qu'elle était là, à le regarder. Depuis ce temps, il n'avait pas beaucoup bougé, absorbé dans une quelconque pensée.
Il était peut être temps.

Elle se leva, et s'assit à coté d'Henri.
Le silence demeura durant quelques minutes, puis elle prit la parole.

Salut, Henri.
On voyage ensemble depuis quelques temps, mais nous n'avons jamais parlé. Pourtant, toi et moi, il y a quelque chose qui nous lie.
Qui es-tu, Henri ? D'où viens-tu ?

Naïma n'osait pas regarder cet homme dans les yeux. Quelque chose se dégageait de lui qui l'intriguait, mais lui faisait peur en même temps, sans savoir ce que c'était.
Peut être cela se dissiperait avec leur conversation.

Soirée autour du feu... Comme tant d'autres depuis quelques lunes. Beaucoup de phrases, de répliques, de discussion. Pourtant, 2 personnes restaient silencieuses.

Henri, fidèle à lui même : toujours absent, feutré, dissimulé par instinct dans son haut col remonté.
Et, face à lui, une jeune femme brune, à la tunique blanche, l'observant depuis un bon moment. Naïma, on lui avait dit... Elle ne s'était réveillée que depuis peu, mutique depuis son arrivée dans le groupe, comme emmêlée dans de profonds souvenirs, en l'occurrence douloureux.

Lorsque la nuit fut bien avancée, que les autres quittaient petit à petit les lieux, s'abandonnant à l'appel de leur sommeil débutant, elle s'avança. Sans doute pour savoir, pour comprendre, pour lever le voile sur la coïncidence de leur rencontre.

Elle s'assit à côté d'Henri, sans dire mot. Lui ne bougeait pas, le visage toujours inerte. Soudain, elle brisa le silence de quelques mots, dont la tonalité vibrante trahissait une certaine appréhension.

Il tourna doucement la tête vers elle. Son regard se ranima, revient à la vie. Elle voulait des réponses, et il allait lui donner : elle méritait bien ça... Sans sa bienveillante invitation, son pardessus flotterait probablement au pied d'une dune, découvrant au gré d'un souffle capricieux son cadavre vieillissant. Henri se racla la gorge, et commença de son ton toujours morne et épuisé :

"Bonsoir Naïma...

Qui je suis ?
Je me nomme Henri, Henri M. M tout court, je n'ai jamais su la suite...

D'où je viens ?
D'un abri situé loin à l'Ouest, dont je suis sorti quelques lunes avant de te contacter, juste assez de temps pour épuiser mes maigres réserves. C'est là que je L'ai connu... Nous avons grandi ensemble, nous avons eu le même enseignement, le même mentor. A la mort de ce dernier, il nous a quitté. Moi, j'avais encore à faire. Je suis resté, lui non. Tu sais bien sur de qui je veux parler..."

Il s'arréta, fixant avec intérêt un pendentif balançant au creux du coup nacré de la jeune femme. La Croix. Il approcha doucement sa main droite, pour le saisir, essayant autant que possible de ne pas effrayer la jeune femme

"Je vois que tu portes sa Balise. Voilà pourquoi je t'ai pris pour lui : le même signal..."

Il se tut quelques secondes, perdu dans ses interrogations. Puis reprit, plissant les yeux d'un air interpelé

"Je n'arrive pas à comprendre...
Qui es-tu, Naïma ?
Pourquoi portes-tu la Croix ? Jamais il n'aurait pu être assez proche de quelqu'un pour lui faire un tel cadeau... Cela m'échappe... Qu'est-il arrivé ?"

Jamais il n'aurait pu être assez proche de quelqu'un pour lui faire un tel cadeau...

Cette phrase résonna dans sa tête. Oui, elle s'en doutait bien, il ne lui aurait pas donné sa croix de lui-même.

Je me suis réveillées dans ce désert il y a pas mal de temps, sans aucun souvenir de comment j'y étais arrivée. J'étais seule, j'avais faim, froid la nuit, chaud le jour. J'étais perdue.
Et j'ai rencontré Eugène. Il m'a tout de suite acceptée, et même prise sous son aile. Il a veillé sur moi, durant de très nombreuses lunes, sans jamais faillir, ni faiblir.

Nous avons voyagé à travers le désert pendant longtemps, avec d'autres. Pour moi, il a toujours été le compagnon le plus important. Je ne suivais pas de chemin, ni de but. Je suivais Eugène. Tout simplement.
Nous sommes arrivés dans une ville, où nous nous sommes installés. Mais Eugène n'était pas fait pour la ville, et elle l'a tué, à petit feu. Je l'ai vu s'éteindre, doucement, sans rien pouvoir faire. Je l'ai perdu. Finalement, il m'a laissé, non sans s'être assuré avant que je serais en sécurité, bien sur, mais il m'a laissé quand même.
Une part de moi continue de lui en vouloir pour ça. Une autre part le pleure encore, et lui est reconnaissante pour tout ce qu'il a fait pour moi.

Sa croix, je lui ai prise, quand je l'ai enterré. Je l'ai prise comme le dernier lien avec lui. J'ignorais alors que c'était une balise.
Cette croix, quand je me sens perdue dans le désert, me remet en mémoire les enseignements d'Eugène. Elle me rappelle les rares sourires qu'il a pu avoir. Et son regard qui devenait tendre, de temps en temps.

Naïma tint sous silence les sentiments qu'elle avait eu pour Eugène, même si Henri devait s'en douter. Cela lui appartenait, et elle ne le partageait pas aussi facilement.
Eugène.
Le creux dans sa poitrine était toujours là. Malgré ces années passées. Eugène était toujours aussi important pour elle.

Il m'a appris à survivre. Sans lui, je serais morte. Sans lui, je n'aurai jamais fait beaucoup de choses.
Quand je l'ai rencontré, je n'était pas la même qu'aujourd'hui. J'ai beaucoup changé, et en partie grâce à lui.

Son regard se reporta sur la plaine. Son visage sans expression cachait en réalité une grande tristesse.
Henri ne ressemblait pas à Eugène. Mais il avait la même aura de mystère. Et cela était suffisant pour lui rapeller l'homme qu'elle avait tant aimé.

Il écouta religieusement la voix de son interlocutrice, comprenant petit à petit le déroulement des choses. Eugène n'avait pas été tué, n'était pas mort de maladie... Mais s'en était allé, par choix, par nécessité, par inadaptation, contraint par un conditionnement trop rigide.

Il fut troublé par l'aura émanant de la jeune femme. Durant son histoire, son visage était resté de marbre, véritable frontière imperméable à ses émotions enfouies. Pourtant, pourtant, il ressentait en elle une profonde tristesse, une plaie encore vive dans une âme encore fragile.

Il baissa les yeux, respectant ses sentiments, passant sous silence ce qu'il avait deviné... Il en comprenait un peu plus, maintenant... Face à lui, Naïma perdait son regard dans l'horizon nocturne de la plaine printanière.

Il brisa alors le silence, et lança doucement :

"Je saisis mieux, maintenant..."

"Il est tard, je vais te laisser, si tu me le permets... Si tu souhaites en savoir plus, je suis à ton entière disposition"

Sans bruit, Henri se leva, releva le col de son pardessus et s'e'éclipsa. Il souhaitait de pas avoir ravivé de vieilles blessures chez Naïma, ne pas avoir mis à sac son travail de deuil... Il soupira, mit une cigarette gracieusement offerte par Onze à la bouche, et disparut dans la nuit...

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