Calumet de paix [Lune 199]

Le lendemain de ce qui aurait pu s'apparenter à un début de boucherie, Matthias alla trouver Searclaw. Le jeune homme sortit les mains de ses poches, s'ébouriffa nerveusement les cheveux en arrivant. Comme à son habitude, il parlait vite, sans hésiter et apostropha l’homme avant d’être arrivé à sa hauteur. Même si de part son attitude, c’était toujours difficile à déterminer, le ton sentait l’honnêteté.


« Searclaw ! Hey Makhnovtchina-Man ! J’ai pas eu l’occasion de te répondre hier. Mais je voulais te dire que même s’il est vrai que j’ai tendance à jouer, à tester les gens et même les condamnés à morts, je ne souscris pas ce qu’il s’est passé hier. J’aurai du prévenir, empêcher ce qui est aujourd’hui un état de fait.

Je te rassure, ce n’est pas que ce tu penses de moi m’importe mais je me doute bien, étant donné que j’ai écouté la réponse à ma question avant de partir, que la procédure t’a contrarié. Ca ne change bien évidemment rien au fait mais… je voulais que tu saches que j’aurai voulu que ça se déroule selon ton souhait plutôt que dans ces cris. »

Le jeune homme regarda Matthias droit dans les yeux, la colère ne l'avait pas quitté, même si quelque part il appréciait le fait que Matthias vienne lui parler de ce qui s'était passé :

- Pendant que je suivais mon entrainement en Irlande, mon officier supérieur m'a dit une fois qu'on avait constitué les armées de métier pour éviter les massacres. Je comprends aujourd'hui ce qu'il voulait dire. Le monde a changé, il n'est plus question d'exécuter facilement quelqu'un d'une seule balle. Une lance c'est pas propre, je sais. Mais vraiment, je comprends pas pourquoi tout ça était nécessaire, Matthias. Ce gus allait mourir. Y'avait pas besoin de parler. J'ai vu pas mal de gens mourir en Colombie, mais aucun comme ça. Si un seul de mes hommes s'étaient comporté comme Favelor, je l'aurai descendu moi-même...

Sans ciller le jeune excité soutint le regard de Searclaw. Comme toujours il se montrait très intéressé par les propos de son interlocuteur.


"Irlande et Colombie ? Quel cosmopolisme !
Mettons une seconde à part le côté exaction puisque nous sommes tous deux d'accord.

Je crois au contraire que chaque condamné à droit à une explication et de s'exprimer une dernière fois. J'ai toujours pensé qu'au fond une bonne discussion pouvait changer la vision du condamné ou celle de l'exécuteur. Ca ne peut pas fonctionner systématiquement mais j'ai besoin que cette chance infime existe.

J'avais lu un auteur qui disait que finalement la peine issue d'un procès était souvent injuste parce que celui qu'on condamnait n'était souvent plus le même que celui qui avait commis le crime...
Je crois qu'une exécution sans sommation n'apporte rien à personne."

Excédé, le jeune homme leva les yeux au ciel. La pièce de théâtre continuait de plus belle :

- Sommation ? Quelle sommation ? Il allait mourir. Nous avions déjà fait son procès. Il allait mourir parce que c'était un tueur qui aimait tuer. Je ne vois aucun intérêt de débattre avec un mort. Ça pouvait changer quoi ? Il aurait eu une révélation sur lui-même ? A quelques secondes de sa mort ? Laisse moi rire... Tu voulais avoir la satisfaction de lui prouver que tu l'avais berné. Rien de plus. C'était pour toi. C'était pas pour te sentir mieux de le tuer, c'était pour lui faire savoir à quel point il avait été stupide, et toi intelligent. Exactement comme il l'aurait sans doute fait avec n'importe quel imbécile qu'il aurait leurré à lui sous guise de vouloir échanger des vivres. Ce qui me gène, c'est ça. Vous vous êtes comportés comme lui. Vous avez ri de sa faiblesse et vous l'avez fait souffrir inutilement. Je n'aurais même pas fait subir ça à un chien enragé. Vous l'avez tué comme un enfant arrache les ailes d'une mouche. Vous aviez plaisir à le tuer. Je comprends mieux Naima. Au moins sa position est cohérente...

Matthias grimaça un sourire contrarié:


"Je ne dis pas que je ne prends pas de plaisir à tuer. Je n'ai pas besoin de "me sentir mieux", j'ai besoin de savoir ce que les autres ressentent même une seconde avant leur mort.

Searclaw... Je ris de lui comme de toi ou de n'importe quoi d'autre mais je n'aime pas la souffrance. Et je n'ai pas aimé devoir le tuer pour abréger sa douleur. J'ai déjà joui d'avoir berné des gens mais pas pour les tuer.
J'ai déjà joui de tuer oui. Mais pas comme ça.

Je voulais juste te rassurer et te dire qu'à la base je ne t'avais pas convié à un acte de barbarisme. Mais c'est arrivé voilà, je le regrette.
Je ne cherche en aucun cas des excuses ou des prétextes quelconques."


Esquissant une révérence puis ouvrant les mains en signe d'impuissance.


"C'est dommage que nous ne nous entendions pas mieux, je suis certain que tu aurais beaucoup à m'apprendre."

Searclaw ouvrit la bouche à nouveau puis sembla se raviser. Il extirpa une cigarette cassée de sa poche et s'assit sur un tronc d'arbre, tout en allumant la clope avec l'aide d'un vieux zippo. Le regard las il s'adressa à Matthias d'une voix désabusée :

- Bah... Lâche l'affaire Matthias. C'est pas après toi que j'en ai... C'est l'homme en général. Je suis déçu, et en colère, avec moi-même surtout, sans doute. Je sais bien que c'était pas ton intention, ce qui s'est passé... Je ferai en sorte que les choses se passent différemment quand j'aurai le pouvoir de décider. Merci d'être venu me voir, et de m'avoir présenté ce qui sans doute chez toi se rapproche le plus d'excuses sincères. Moi aussi j'ai des choses à apprendre...

Searclaw lui tendit la cigarette tordue :

- Tu veux une latte ?

Imitant le jeune homme, Matthias s'assit par terre en contrebas en face de lui. Il ne put retenir un léger rire et de demander en feignant une légère hésitation avant de saisir le clope:


"C'est le calumet d'un instant de paix ?"

Searclaw fit la moue, puis afficha un sourire hésitant et fugace :

- J'aime pas les guerres inutiles.

Le jeune homme abandonna la cigarette aux doigts de Matthias et pencha la tête en arrière. Le stress commençait à partir :

- C'est bizarre... C'est pas que je t'aime pas. T'es juste... Trop insaisissable. Et ça me rend nerveux.

Quelques instants de silence, puis une question curieuse jaillit de ses lèvres :

- Je sais que c'est pas mes affaires, mais tu vas faire quoi ?

La fumée se fixa dans ses poumons quelques secondes, le temps de faire son œuvre. Matthias eut un sourire en coin puis l'expira lentement. Avant de tendre la cigarette à son propriétaire il tira à nouveau très brièvement dessus.
La question était effectivement curieuse mais elle ne sembla pas l'étonner plus que ça. En matière de discussion, Matthias était intarissable même s'il n'en savait pas le sujet.


"Je suppose que je vais continuer à chercher. Continuer de faire des erreurs, faire un peu mal à des gens en les faisant. Apprendre, découvrir et recommencer...

Et toi ? Tu as prévu d'avoir un jour "le pouvoir de décider" ?"


Habile, il ne répondait aux questions qu'à hauteur de leur précision... quand il se donnait la peine de répondre ou qu'il ne pouvait pas faire autrement. Mais Searclaw put surtout constater qu'il retenait exactement tout ce qu'on lui disait.

Searclaw hocha la tête, et prit une longue taffe sur la clope, il parla en recrachant la fumée, et ses premières phrases furent comprimées par l'exhalation :

- Oui. Bientôt nos routes se sépareront et alors je pourrai prendre mes propres décisions. Pour l'instant je me soumets à votre fonctionnement. Ce qui est normal. Je vous respecte, et vous m'avez sauvé la vie, ce que je n'oublierai pas... Non, ma question portait sur Naima et Onze. Tu devras choisir, forcément... C'est évident. Libre à toi de pas me répondre, hein, comme je te le disais, c'est pas mes oignons. Je suis curieux, c'est tout. Comment tu comptes retomber sur tes pattes sur ce coup là, tout ça...

Le jeune homme afficha un sourire contrit :

- J'aimerais pas être à ta place.

Matthias se mordit la lèvre inférieure tout en souriant, puis se mit à rire franchement:


"Je crois que je vais attendre un miracle !

...

En réalité j'ai déjà choisis.

Que ferais-tu ? Rester non loin d'une amie pour pouvoir élever sa fille qui est aussi la tienne. Ou rester avec la femme que tu aimes mais avec laquelle tu es plus ou moins incompatible ? Intéressant choix n'est ce pas ? Tu n'aimerais pas être à ma place mais si jamais... tu ferais quoi?"


Réaffichant son sourire freedent, il fixa le fumeur avec intérêt.

Searclaw sourit, puis réfléchit quelques instants en tirant à nouveau sur la cigarette :

- Si j'étais capable de laisser la femme que j'aime pour en aimer une autre qui se trouve être la mère de ma fille, alors ma décision serait vite prise. Si ce n'était pas le cas, et bien je me demanderais si ma fille serait plus heureuse de vivre avec sa mère seule, ou bien de grandir aux cotés d'un père aigri qui lui reprocherait inconsciemment la perte de son grand amour...

"Tu vois... finalement c'est plutôt simple et nous ne sommes pas si différents que ça."


Matthias bascula un peu en arrière s'appuyant sur ses mains et dépliant les jambes. Un court silence pendant lequel il sembla réfléchir puis il haussa les épaules.


"De toutes façons la décision finale n'est plus de mon ressort. Mon cas est en délibéré auprès de la haute instance."


Il ne se départait pas de son sourire malin mais Searclaw pouvait sentir qu'il n'était pas totalement serein. Un soupçon d'inquiétude planait. Sautant du coq à l'âne il s'intéressa à nouveau à l'homme.


"Qu'est ce que tu veux faire après, une fois Twitter atteinte ?"

Searclaw sourit :

- Je vivrai mes idéaux comme je les entends. Ça ne sera pas facile. Je compte travailler quelques temps pour Caleb. Je ne serai pas seul. Fawkes, Gray, Jack, Ali et Cinoque viendront avec moi. Ensuite, et bien, on verra. Et toi ? Des projets ?

"Ha ça ! Je ne suis plus maître de mon destin, je te l'ai dit, il a été remis entre les mains de quelqu'un d'autre. Mais ce sera un nouveau voyage ou Twitter Swamp pour quelques temps...

Voudrais-tu me parler de tes "idées hautes" ?"

Searclaw inclina la tête, curieux :

- Comment ça, Matthias ? Tu connais bien les préceptes anarchistes ? Non ?

"Bah... d'abord non je connais mal, puis les préceptes ça dépend comment on les utilise réellement, non ? "

- Bon... Par où commencer... Ben d'abord il faut savoir que l'anarchie n'a rien à voir avec la plupart des cas de vocabulaire pré-crash dans lequel on l'utilisait. Le but de l'anarchie n'est pas le chaos, mais l'harmonie naturelle qui résulte en la destruction de l'état et de toute autre instance supérieure à l'individu, comme dieu par exemple.

Nous autres anar on croit que la responsabilité individuelle découle naturellement de la suppression de ces instances, et que la responsabilité individuelle marche mieux que la responsabilité forcée, qui elle ne développe que la haine de son prochain, et le désengagement et la dé-responsabilisation de la vie en général.

Comme t'as pu le comprendre, l'individu se situe au centre de l'idéologie anar, mais pas en tant qu'objet glorifié, comme ça l'était dans la société pré-crash. L'idée de base c'est que la liberté individuelle n'est pas une chose égoïste, dans la mesure où elle est exponentielle, ne s'apprécie qu'en commun, et s'enrichit de celle des autres, comme disait le camarade Bakounine. Ça t'éclaircis un peu ?

"Oui."


Matthias se tut une seonde, semblant réfléchir puis reprit:


"Très bien. Tout ça je le connaissais plus ou moins et ce sont bien des "préceptes". Ma véritable question est: comment allez vous faire ? En pratique ?"

- Ah ! Les choses se feront d'elles même, mon cher Matthias... C'est le principe. Nous nous organisons. Hormis cela, je ne peux guère t'en dire plus, parce qu'il n'y a guère plus à dire. Nous comptons nous retrouver, avec les autres Makhnos. Ensuite, en fonction de nos forces et de nos faiblesses, nous aviserons...

"Mais... pour devenir responsable, un homme doit dabord être raisonnable.
Or un homme raisonnable doit être libre donc dénué de passions.
Il me semble que l'homme ne nait pas comme ça. Seule la connaissance lui permet d'appréhender les forces extérieures qui déclenchent et gouvernent ses passions et donc entravent sa liberté.
Encore faut-il que cette connaissance ne soit pas erronée.
Les problèmes se posent donc d'eux même.
Comment accéder à la vérité ?
Que fais-tu des forces extérieures ?
Est-ce que leur connaissance suffit à rendre l'homme libre ou faut-il les faie disparaître ?
Et dans ce cas que fais-tu de la nature force extérieure par excellence ?"

- Matthias, je crois qu'au contraire que nos passions nous rendent libres, et que c'est lorsque ces dernières sont écrasées par un système castrateur, lorsque l'homme n'est plus libre de les exprimer, que ces passions deviennent effectivement une prison de folie. Et la connaissance ? LA Connaissance ? Voilà une chose intéressante. Je ne crois pas qu'il y'ait "une" connaissance, mais au contraire des myriades de connaissances, autant de connaissances que d'individus, et là encore, il me semble qu'un système qui se veut unique et universel écrase et étouffe les connaissances au bénéfice d'une seule, et au prix, encore une fois, de la liberté. Je ne suis pas certain en revanche de comprendre ce que tu entends par "force extérieure". Tu cites la nature en exemple... Nous sommes des êtres vivants. Chercher à se soustraire à la nature serait illusoire, nous en faisons partie. Cet état de fait constitue la seule véritable "entrave" à une liberté absolue, mais n'en est plus une dès lors que l'on a compris que se rebeller contre l'oxygène, l'eau et la nourriture c'est assez contre-productif. Peut-être ai-je mal compris ce que tu avançais ?

-"Je ne comprends pas. Est-ce que ces "myriades de connaissances" ne tendent pas toutes vers une unité ? Vers une vérité absolue ? Si ce n'est pas comment peut-on arriver à une harmonie naturelle ?
Si l'homme reste soumis à ses passions et s'il existe plusieurs vérités, il arrivera forcément un moment où une partie de la communauté croyant avoir plus raison que l'autre se battra pour les imposer."

- C'est là où nous différons en pensée monsieur Stöger. Je crois au contraire que l'existence d'une multiplicité de vérités et de connaissances sert de garde fou, parce qu'à aucun moment de son histoire l'homme n'a cherché à imposer une vérité unique lorsqu'il était socialement admis qu'il n'y en avait pas de vérité unique. J'en prends pour exemple les conquêtes des romains, qui se gardaient bien de chercher à imposer leurs propres croyances aux peuples conquis, car d'une part leur système religieux était polythéiste et de ce fait cela ne leur venait pas à l'esprit, et d'autre part parce que cela aurait constitué une erreur stratégique de taille, qui n'aurait pas permis à leur empire de survivre près de mille ans. La seule unicité vers laquelle ces différentes vérités peuvent tendre est celle de leur ouverture d'esprit et de leur tolérance envers celles d'autrui.

"-Monsieur Stöger ? Faut que t'arrêtes de côtoyer Fawkes je crois."

Sourit puis conclut:

"-Je ne peux pas le croire. Parce que je pense que s'il y a effectivement plusieurs vérités nous ne serons jamais libres. Ouverture d'esprit et tolérance envers celle des autres c'est très bien. Mais à un moment donné ca veut forcément dire s'entraver pour laisser du champ à ces "vérités", alors même qu’on n'y souscrit pas. La liberté qui s'arrête ou commence celle des autres, blablabla, c'est des conneries.
Une liberté qui s'arrête ne mérite pas de porter ce nom.
Il y a forcément une raison unique à toute chose et des vérités ultimes qui permettent de tout mettre en lumière et donc, de nous rendre libres.

Cela dit je souhaiterai prospérité à toi et tes futurs compagnons."